Dans « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory, and Antiracist Politics[1]» (1989), Kimberlé Crenshaw explique pourquoi le féminisme afro-américain semble invisible. Son article, qui constate des faits puis élabore de nouveaux concepts, aura des répercussions scientifiques, politiques et sociales qui perdurent encore. Vingt-cinq ans après cette parution, le black feminism existe enfin, et sert de modèle à d’autres féminismes non-occidentaux. En 2014, ce n’est plus le féminisme afro-américain qui semble invisible, mais le féminisme arabe.
En effet, dans les cercles intellectuels comme dans les rues européennes, peu de noms de féministes arabes sont connus. Qui se souvient du nom de la journaliste libanaise Rose al-Yussuf (1898-1958) ? de l’égyptienne Houda Cha’rawi (1879-1947) ? de la tunisienne Bchira Ben Mrad (1909-1993) ? Et pourquoi les écrits féministes de Tahar Haddâd (1899-1935) sont-ils si peu traduits et si peu diffusés en Europe ? Nous constatons aujourd’hui cette invisibilité flagrante du féminisme arabe, sans en connaître les raisons profondes. Les féministes contemporaines sont un peu plus connues, telle Fatima Mernissi très active dans l’ensemble du Monde arabe, ainsi qu’en Europe. Mais tandis que le féminisme occidental (européen et nord-américain) s’est constitué comme une entité complexe, le féminisme arabe semble ne pas avoir existé hier, et peiner à exister aujourd’hui.
Kimberlé Crenshaw peut nous aider à comprendre ce phénomène d’invisibilité d’un féminisme non-occidental. Tout d’abord parce qu’elle a contribué à faire connaître les travaux de Gloria Hull, Patricia Bell et Barbara Smith et en particulier leur ouvrage All Women are White, all the Blacks are Men[2]. Ce titre énonce un préjugé qui explique pourquoi les femmes afro-américaines ont été d’emblée exclues des mouvements féministes. Et ce préjugé peut aujourd’hui s’appliquer aux sociétés arabo-musulmanes vues d’Europe et s’énoncer de la sorte : Toutes les femmes sont occidentales ; tous les Arabes, tous les Musulmans sont des hommes. Ainsi, en 2014, le féminisme mondial reste un féminisme foncièrement occidental, qui accepte malaisément d’inclure d’autres féminismes comme le féminisme arabe ou le féminisme musulman. C’est dire à quel point les découvertes de Kimberlé Crenshaw sont d’actualité.
Quelle est la réception effective de l’œuvre de Crenshaw dans le monde arabo-musulman contemporain ? Dans quels domaines l’intersectionnalité s’y applique-t-elle particulièrement ? Et comment certains concepts y sont discutés, sans que l’ensemble de la méthode initiée par Crenshaw ne soit remis en cause ?
Intersectionnalité et sociétés
La réception de l’œuvre de Kimberlé Crenshaw dans le monde arabo-musulman est contrastée. Non encore traduite à ce jour en langue arabe, elle se trouve assez bien connue des universitaires des pays anglophones (notamment l’Egypte) mais très peu connue dans les pays francophones (comme l’Algérie). On peut donc parler ici d’une réception limitée, l’œuvre de Crenshaw ayant encore trop peu d’impact direct sur les sociétés arabo-musulmanes. Pourtant, la notion d’intersectionnalité ouvre un domaine de recherche fort utile dans des sociétés qui peinent parfois à penser leur hétérogénéité. L’ouverture prochaine de départements d’Etudes féminines (comme à l’Université de Tunis) devrait pallier ce manque, et permettre aux théories féministes non-occidentales d’être plus visibles.
Le cas de l’Egypte, où l’œuvre de Kimberlé Crenshaw est la plus reconnue dans le Monde arabe, est une exception : il s’agit d’un pays dont l’élite est parfaitement anglophone, et il s’agit du pays de Nawal Saadawî, figure de proue du féminisme arabe, longtemps exilée aux USA. Ainsi, le féminisme arabe devient visible dès lors qu’il se trouve porté par une figure internationale, maîtrisant la langue de l’autre (ici, la langue anglaise) et vivant dans le pays de l’autre (ici, les USA). Autrement dit, le féminisme de Saadawî a acquis une forme grandissante de visibilité à mesure qu’il s’occidentalisait. Cette visibilité ne réduit cependant pas l’invisibilité de tous les autres féminismes du Monde arabo-musulman, bien qu’il en encourage l’émergence.
L’invisibilité des féminismes du Monde arabo-musulman tient donc peut-être à la langue. Enoncées en langue anglaise, les théories de Nawal Saadawi rencontrent celles de Kimberlé Crenshaw, en Egypte, ou aux USA. Nawal Saadawî s’intéresse elle aussi à ce point de croisement aveugle entre diverses catégories : femmes, pauvres, malades, exploitées, emprisonnées. En tant que médecin, elle soigne ces patientes dont l’existence est niée par la société, et elle décrit leur parcours, parfois en s’identifiant très fortement à elles[3]. Il nous faut noter que les femmes auxquelles s’intéresse Nawal Saadawî sont opprimées par la société dans laquelle elles vivent, et non par l’extérieur (c’est-à-dire l’Occident). Elles peuvent dès lors plus facilement susciter l’empathie de femmes occidentales, qui, elles non plus, ne supportent pas la dictature, ni les dérives du patriarcat…
La solidarité s’avère plus compliquée lorsque les femmes qu’il s’agit de soutenir ne correspondant pas au prototype de la femme occidentale, par exemple lorsqu’elles sont voilées, et semblent soumises. Kimberlé Crenshaw avait vu juste en parlant de « the centrality of white female experience in the conceptualization of gender discrimitation[4]». A sa suite, Elsa Dorlin a montré comment « les [premières] associations féministes se déchirent et se scindent sur la question perverse de la prééminence « légitime » des femmes et épouses « blanches » sur les Noirs et par conséquent sur les femmes « noires », excluant purement et simplement ces dernières de la catégorie « femmes[5]» ». Autrement dit, les femmes arabo-musulmanes non-occidentalisées ne seraient pas des femmes comme les autres. Certains propos rapportés et analysés par Elsa Dorlin, datant de plus d’un siècle, et s’appliquant aux femmes afro-américaines, rejoignent des propos circulant depuis une dizaine d’années en France et en Europe au sujet des femmes arabo-musulmanes. Par exemple, il y a plus d’un siècle, aux USA, la Présidente de la Fédération générale des clubs des femmes expliquait ainsi qu’elle ne pouvait accepter Mrs Lowe parmi ses membres : « Mrs Ruffin appartient à son propre peuple. Là, elle sera un leader et pourra faire beaucoup de bien, mais parmi nous elle ne peut que créer des problèmes[6]». Ce préjugé s’applique aujourd’hui à la femme de culture ou d’apparence arabo-musulmane en France, ou ailleurs en Europe. En tant que femme arabo-musulmane, elle se trouve renvoyée aux siens, tandis que les siens la renvoient à leur tour à sa condition de femme. Finalement, elle n’est jamais totalement elle-même : dans une communauté de femmes occidentales et féministes, la femme arabo-musulmane est d’abord perçue comme arabo-musulmane (a fortiori si elle est voilée) ; et dans la communauté arabo-musulmane, elle est perçue comme une femme, avec des droits et des devoirs spécifiques. Aucune de ces perceptions ne rend à cet individu (qui se trouve être une femme, de culture arabo-musulmane) toute son humanité.
De plus, il nous semble que la question du féminisme arabo-musulman s’articule avec la question post-coloniale. Elsa Dorlin cite d’ailleurs, en note, Edward Saïd[7]. Si les femmes africaines-américaines n’ont pas eu leur place dans les premiers mouvements féministes aux USA, c’était à cause du racisme. Et si les femmes arabo-musulmanes n’ont pas aujourd’hui leur place dans les mouvements féministes, c’est peut-être une conséquence de la colonisation et de l’orientalisme.
En effet, durant la colonisation, la femme arabo-musulmane était très présente dans l’imaginaire collectif français. En peinture comme en littérature, elle fut constamment représentée, puis très photographiée. Et l’on peut noter qu’elle était le plus souvent représentée assise ou allongée, nue et parée de bijoux. Or, il se trouve que les femmes arabo-musulmanes d’aujourd’hui, dans le Monde arabo-musulman comme en France, peuvent apparaître comme l’exact contraire de l’ « orientale » : les femmes voilées figurent une verticalité en marche, qui trouble et parfois effraie. L’image fréquemment utilisée pour exprimer le malaise ressenti devant des femmes entièrement voilées est celle de « fantôme ». Ainsi, tandis que la femme arabo-musulmane colonisée et orientalisée était couleurs et chair, la femme arabo-musulmane d’aujourd’hui paraît spectrale, insaisissable. Même lorsque ses prises de positions rejoignent celles des féministes occidentales, le voile creuse entre elles un fossé.
Mais le monde n’est pas binaire, et les fossés se creusent au sein même des sociétés arabo-musulmanes. L’intersectionnalité n’opère donc pas seulement entre ancien colonisateur et ancien colonisé, mais au cœur de toutes les sociétés, car toutes les sociétés de notre monde contiennent des éléments hétérogènes. Autrement dit, la question de la femme arabo-musulmane se pose aujourd’hui partout dans le monde, et le même paradoxe s’observe ici comme ailleurs : le voile la rend visible, mais inaudible, et le féminisme arabo-musulman semble ne pas exister, à moins d’être porté par des femmes arabo-musulmanes occidentalisées.
On voit de ce fait que les théories de Kimberlé Crenshaw permettent d’élucider des paradoxes très contemporains. La femme de culture arabo-musulmane vue d’Europe, et en particulier vue de France, pays de la laïcité, se retrouve à l’intersection de plusieurs catégories (sexuelles, sociales, historiques, économiques, culturelles) qui la rendent invisible. Elle sera tour à tour appréhendée comme arabe (non-européenne), ou comme musulmane (non-laïque), ou comme immigrée (même lorsqu’elle a la nationalité européenne), ou comme issue d’une ancienne colonie française, ou comme issue de tel milieu social… Mais son identité singulière, qui coïncide avec le point d’intersection de ces catégories plurielle, peine à être reconnue. Des rôles lui sont assignés, qui entravent sa connaissance de soi, et sa reconnaissance par autrui.
Ainsi, le passage semble étroit pour que les femmes arabo-musulmanes, et a fortiori les plus féministes d’entre elles, puissent se faire entendre et se défendre, tout en échappant à la fois au repli traditionaliste, à l’orientalisme latent, à l’occidentalisation forcée, au sexisme et au racisme.
Intersectionnalité et littératures post-coloniales
Cinq ans avant la parution de l’article de Kimberlé Crenshaw « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory, and Antiracist Politics » Alice Walker publiait la Couleur pourpre[8]. Dans ces deux textes fondateurs, l’un socio-juridique, l’autre romanesque, il est question des violences domestiques dont les femmes afro-américaines sont victimes. Cette coïncidence entre la parution d’un article scientifique et un roman, traitant de la même problématique, est intéressante. Elle révèle que parfois la littérature devance, ou rejoint la sociologie. En ce qui concerne la notion d’intersectionnalité, cette convergence semble remarquable dans les littératures issues du Monde arabe. On trouve cette problématique de l’invisibilité due à l’intersectionnalité dès 1945, date à laquelle Kateb Yacine commence à écrire Nedjma[9] dont le personnage se trouve être une femme, juive par sa mère, arabo-berbère par son père, nue dans une célèbre scène de bain, et finalement voilée, et errante. Quelle que soit la forme qu’elle prend, Nedjma ne parle pas. Elle est toutes les femmes que l’on veut, mais elle ne semble être personne. L’entrecroisement de sa judaïté, de son arabité, de sa féminité et de son statut de colonisé la font littéralement disparaître. Comme disparaissaient des statistiques les femmes afro-américaines battues sur le sort desquelles Kimberlé Crenshaw s’est penchée.
Après Kateb Yacine, d’autres écrivains ont continué à mettre en scène cette disparition des femmes arabo-musulmanes du champ de vision du féminisme humaniste, parmi lesquels Naguib Mahfouz, Assia Djebar, Hanan el-Cheikh, Fadhila Chabbi et, plus récemment Emna Belhaj Yahia. Dans son roman intitulé Jeux de rubans[10], Emna Belhaj Yahia s’interroge sur le voile en Tunisie. Elle rapporte ses pensées tandis qu’elle attend son tour chez l’épicier :
Je regarde les femmes auprès desquelles je fais la queue : nous ne sommes que deux à ne pas être voilées, c’est-à-dire à ne pas porter ce grand foulard qui enveloppe le cheveu et encadre le visage. Cela fait quelques années déjà qu’on commence à s’y habituer. Mais je suis tout de même à chaque fois surprise que cette nouvelle façon de s’habiller se répande autant et envahisse si vite le décor. Tout de suite, je me sens différente. Peut-être plus par les pensées qu’elle soulève en moi, que par le fait lui-même. (…) A les regarder de près, attelées comme tant d’autres aux tâches quotidiennes, ces femmes n’ont rien d’inquiétant dans le visage, rien d’agressif, à mon égard en tout cas, et ne manifestent aucune hostilité. Je revois à l’instant toutes celles qui leur ressemblent, que j’avais déjà remarquées bien des fois et qui, dans les quartiers populaires, ont sauté sur cet habit pour pouvoir exercer tranquillement leur métier d’aide-ménagère. Dans ces lieux-là, ce sont elles qui subviennent aux besoins de la famille[11].
Ici, une première raison de se voiler est explicitée : travailler, pouvoir aller et venir dans la rue, sans passer pour une prostituée. Mais la position de la narratrice est ébranlée lorsque son fils lui présente la jeune fille dont il est amoureux : étudiante, coquette, au caractère affirmé, et voilée. Le roman s’achève d’ailleurs sur une scène apocalyptique qui a tout d’une hallucination, et qui révèle l’immense perplexité de la narratrice :
[Mes enfants] se tiennent par la main et, derrière eux, il y a toute leur descendance, leurs enfants, petits-enfants, arrière-arrière-petits-enfants, qui avancent en dizaines de rangées correspondant à des dizaines de générations successives, de celles nées il y a plus d’un siècle à celles qui naîtront dans plus de cent ans. Mais, comme c’est curieux, elles se suivent dans un ordre singulier : une rangée où les femmes ont des foulards sur les cheveux, suivie d’une autre où elles ont les cheveux au vent, et ainsi de suite à l’infini, dans une alternance presque parfaite, vagues régulières, enlacées, exposant leurs différences comme si chaque rangée était une réplique à l’autre, comme si pour s’affirmer, elle avait décidé de marquer son opposition en reniant la tenue de celle qui l’a précédée. (…) C’est quoi, ce mystérieux manège ? Et pourquoi ce fétichisme d’un tissu sur la tête qu’on enlève, remet, retire de nouveau pour le remettre encore une fois, quelques temps après, et puis s’en défaire, et recommencer l’opération par la suite, tout au long des siècles ? Elles sont vraiment énigmatiques, les filles d’Eve, avec l’habillage de leurs corps, sur cette terre qui est la mienne ! J’aimerais les comprendre, mais je n’y arrive pas encore[12].
Ainsi, il y aurait autant de raisons de se voiler, que de ne pas se voiler. Les premières féministes arabes se voilaient pour aller travailler, ou pour participer aux assemblées politiques. Puis elles se sont dévoilées, pour être les égales des hommes. Aujourd’hui, les jeunes filles se voilent pour de multiples raisons : par réaction contre l’occidentalisation-laïcisation de leur culture, par réaction contre la nudité orientaliste, par réaction contre leurs parents, par désir de retrouver des racines identitaires, pour intégrer une communauté, pour retrouver une spiritualité, pour faire coïncider leur foi et leur apparence…
Pour Emna Belhaj Yahia, la plus commune de ces raisons serait une réaction par rapport à la génération précédente. Le résultat de toutes ces réactions en chaîne est une essentialisation de la féminité, en laquelle la narratrice ne se reconnaît pas. En effet, si, pour une génération, la femme doit être voilée ; pour la génération suivante, elle ne doit pas l’être, et cela à l’infini, comme si la femme se réduisait à ce qu’elle porte ou ne porte pas. A cette essentialisation, Emna Belhaj Yahia préfère sans doute un féminisme existentialiste, où l’existence précède l’essence, et non l’inverse.
De ce fait, la littérature contemporaine met en scène l’intersectionnalité tout en remettant en cause la catégorie de « femme ». Notons aussi que cette déconstruction de la catégorie de « sexe » s’accompagne d’une déconstruction de la catégorie de « race ». D’ailleurs, la langue arabe utilise le même terme pour dire « sexe » et « race », désignés tous deux par jins (qui peut aussi se traduire par « espèce »). De ce point de vue, la langue arabe semble nous inviter à dépasser les catégorisations « sexuelles » et « raciales » pour penser en termes de catégories mouvantes, et toujours à redéfinir.
Ce travail de redéfinition de notions liées au genre (masculin/féminin) ou à la culture (arabo-musulmane/occidentale) s’observe chez des écrivains tels Tayeb Sâlih, Amara Lakhous, ou encore Amin Maalouf. Ils appartiennent à une littérature post-coloniale qui repense les rapports de force tout en déconstruisant la notion d’identité fixe. Dans ce sens, ils s’inscrivent dans ce que Leslie McCall a appelé la complexité anticatégorique de l’intersectionnalité[13]. Amin Maalouf est allé jusqu’à théoriser cette nouvelle conception de l’intersectionnalité dans Les Identités meurtrières[14] en utilisant un modèle non plus à deux mais à une infinité de dimensions. En quelques mots : il se trouve que je peux être perçue comme une femme, ou bien comme un individu de culture musulmane, ou bien comme un.e salarié.e ou bien comme une personne aimant la nature etc. Or, ce qui est perçu de moi n’est pas la totalité de ce que je suis ; ce que je mets en avant n’est pas non plus la totalité de ce que je suis. L’identité est kaléidoscopique, et dépend des moments, des enjeux, des protagonistes et des circonstances. L’intersectionnalité n’est plus un croisement entre deux voies, mais un tourbillon d’intersections.
L’autre apport de cette littérature post-coloniale issue du Monde arabe à l’intersectionnalité de Kimberlé Crenshaw est la fin de la notion de « race ». Le mot n’est plus guère utilisé en langue française, bien que des théories « racistes » continuent à avoir cours. Il semblerait que les luttes contre les catégories de « sexe » et de « race » soient indissociables dans les littératures post-coloniales issues du Monde arabe. Car il s’agit de lutter contre tous les sectarismes. Et cela se fait aujourd’hui non seulement dans des ouvrages scientifiques, ou dans des romans, mais aussi dans la littérature enfantine. Deux exemples récents : dans sa série « Mes histoires préférées », la Maison d’édition tunisienne Messa opère une petite révolution à l’intention des enfants : Dora l’exploratrice y est présentée comme « une jolie petite fille brune de peau[15]» à un lectorat pour qui la blancheur est un critère de beauté ; et, dans un autre livre de cette même série, la princesse choisit elle-même celui qu’elle épousera, en interrogeant ses prétendants (tous les personnages masculins de Disney, réunis ici) et en tuant ceux qui ne répondent pas à ses questions[16].
Pour conclure, l’intersectionnalité de Kimberlé Crenshaw a non seulement traversé les décennies, mais aussi les frontières. C’est un formidable outil d’analyse, dont les catégories peuvent être discutées, mais dont l’efficacité opératoire ne se dément pas. Appliqué aux cultures arabo-musulmanes, cet outil nous aide à comprendre pourquoi les femmes peuvent y sembler invisibles : comme Nedjma, à la fois femme, arabe, juive et colonisée. A l’aide de l’intersectionnalité, nous saisissons mieux ce passage entre la représentation de la femme orientalisée et la femme voilée, toutes deux très présentes dans les imaginaires collectifs, mais inaudibles. Dans les deux cas, le son est coupé[17]: les femmes peintes par Delacroix durant son séjour algérien de 1832 ne parlent pas, et lorsque, aujourd’hui, en France ou ailleurs, une femme voilée prend la parole, on s’interroge sur son voile avant de l’écouter. La femme orientalisée de naguère et la femme voilée d’aujourd’hui se rejoignent dans un silence qu’il nous revient d’entendre et d’analyser.
Footnotes
- Kimberlé Crenshaw, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory, and Antiracist Politics », University of Chicago Legal Forum (1989), p.139-167
- Gloria Hull, Patricia Bell et Barbara Smith, All the Women are White, all the Blacks are Men, but some of us are Brave, The Feminist Press, 1982.
- Nawal Saadawi, Imra’a fî nuqtat is-sifr (Femme au point zéro) ou Moudhakkarâtî fî sijn an-nisâ (Mes mémoires dans la prison des femmes)
- Kimberlé Crenshaw, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory, and Antiracist Politics », op.cit. p.42
- Elsa Dorlin, « De l’usage épistémologique et politique des catégories de « sexe » et de « race » dans les études sur le genre », Cahiers du genre, 2005/2, n°39, p.1 de l’article.
- Cité par Elsa Dorlin, p.2, et par Bell Hooks, « Racism and Feminism. The Issue of Accountability » in Blacks Les, Solomos John, Theories of Race and Racism : A Reader, New York, Routledge, 2000, p.379
- Elsa Dorlin, op.cit., note 14, p.14
- Alice Walker, 1982, The Color Purple, London, Women’s Press, 1982 (La couleur pourpre, Robert Laffont,1986)
- Kateb Yacine, Nedjma, Seuil, 1956
- Emna Belhaj Yahia, Jeux de rubans, ed.Elyzad, Tunis, 2011
- Ibid. p.85-88
- Ibid. p.206-207
- Leslie McCall ,« The Complexity of Intersectionality », The University of Chicago Press, 2005
- Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Grasset, 1998
- Al-‘âila as-sa’îda, 2014, Edition Messa, p.1 Texte de Khawla Wartani
- Quwwat-al-irâda, 2014, Edition Messa, p.5 Texte de Khawla Wartani
- Assia Djebar, « Regard interdit, son coupé » in Femmes d’Alger dans leur appartement, Editions des Femmes Antoinette Fouque, 1980.