Abstract
La gouvernance et le développement durable sont des notions complexes. Elles sont intrinsèquement liées à la gestion rigoureuse des ressources et font la promotion des valeurs universelles : paix, démocratie, cohésion sociale… .Toutefois, les nouvelles formes de domination (le néocolonialisme et dans une certaine mesure la mondialisation) suscitent une vaste problématique dans la gouvernance mondiale, africaine en particulier : quel peut être le rôle de la gouvernance mondiale dans les stratégies de développement durable ? quelles sont les formes nouvelles à inventer dans le processus d’expression des gouvernances africaines et d’élaboration d’un changement durable ? Ahmadou Kourouma, dans En attendant le vote des bêtes sauvages, soutient que la bonne gouvernance est le principe structurateur du développement durable. Son œuvre se veut un appel à une éthique politique nouvelle respectueuse des droits de l’homme : socle de tout développement.
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Governance and sustainable development are complex concepts. They are intrinsically linked to the careful management of resources and promote universal values: peace, democracy, social cohesion…. However, new forms of domination (neo-colonialism and to some extent globalization) generate a larger problem in the African global governance, including: What is the role of global governance in sustainable development strategies? What new forms of expression to invent in African governance and the development process of sustainable change? Kourouma in En attendant le vote des bêtes sauvages argues that good governance is the principle of sustainable development. His work is a call to a friendly new political ethics of human rights: base of all development.
Introduction
La gouvernance est une notion complexe. Synonyme de gouvernement à l’origine, elle est reprise dans les années 1980 par les institutions de Breton Woods (FMI, Banque mondiale) et doublée du qualificatif « bonne » pour qualifier le fonctionnement de l’économie et contrôler le développement à l’infini. Elle prend alors en compte d’autres éléments tels que la participation de la population aux décisions, le partage de la production nationale, l’équité, la bonne gestion des ressources rares, le souci de la régularité et de la transparence dans la gestion des affaires publiques, le processus de choix des dirigeants et leur contrôle dans l’exercice de leurs activités, la capacité du gouvernement à élaborer une politique saine au profit de la masse, le respect des citoyens et de l’État de droit, la maitrise de la corruption etc. En d’autres termes, elle définit un contrat social entre l’État, le secteur privé et la société civile. La gouvernance peut, par conséquent, être définie comme l’ensemble des traditions et des institutions par lesquelles le pouvoir est exercé dans un pays.
Le développement durable ou développement soutenable aborde également un vaste champ d’investigation : santé, économie, politique, éducation, démographie, biodiversité etc. Il fait allusion à la gestion rationnelle des ressources humaines, naturelles et économiques en vue de satisfaire des besoins fondamentaux de l’humanité. Il sous-entend la capacité de réduire les inégalités sociales et la pression sur l’environnement. A cet effet, il se veut un processus de réconciliation de l’homme, de la nature et de l’économie. Boutros-Ghali le confirme en ces termes :
Le développement durable est donc pluridimensionnel. Il n’est plus, de manière restrictive, étroitement économique ou financier. Pour être complet, il lui faut aussi être culturel, social et, plus largement, prendre en compte tous les facteurs qui concourent à l’épanouissement de l’individu. Environnement, justice sociale, démocratie, éducation et partage du savoir sont étroitement liés au développement. C’est la raison pour laquelle le droit au développement trouve naturellement sa place parmi les droits de l’homme. (Boutros-Ghali : 2003 : 10)
Il résulte de ces définitions que gouvernance et développement durable sont des notions intrinsèquement liées qui font la promotion de valeurs universelles : la paix, la démocratie, la solidarité, l’équité, la cohésion social etc. Boutros-Ghali affirme à juste titre : « Pour se consolider, la démocratie politique doit trouver son prolongement dans des mesures économiques et sociales qui favorisent le développement, de même que toute stratégie de développement a besoin, pour être mise en œuvre, d’être validée et renforcée par la participation démocratique ». (Idem : 11) C’est dire que la question politique est une composante importante de la problématique du développement durable.
Or, selon les études sur la gouvernance mondiale, de nouvelles formes de domination ont vu le jour dans l’histoire récente: le néocolonialisme, et, dans une certaine mesure, la mondialisation. Edouard Glissant peut affirmer : « Cette mondialisation est une espèce de transfert des anciennes oppressions par des nations à des oppressions actuelles par des systèmes imperceptibles, invisibles ». (Glissant 2003: 13) L’ex vice-président de la Banque mondiale Joseph E. Stiglitz, après sa démission, constate avec amertume dans son ouvrage intitulé La grande désillusion (2002) qu’« aujourd’hui, la mondialisation, ça ne marche pas. Ça ne marche pas pour les pauvres du monde ; ça ne marche pas pour l’environnement ; ça ne marche pas pour la stabilité de l’économie mondiale ».
Par conséquent, la pauvreté grandissante, la recrudescence des conflits armés et la dégradation de l’environnement étant des réalités indéniables, particulièrement en Afrique, il se pose à ce continent une vaste problématique : quelle gouvernance pour l’avenir de l’homme du continent africain ? Comment construire la relation de ce dernier au reste du monde ? Comment construire les identités politiques sur le continent? Comment s’y présentent les indicateurs de développement? Quel peut être le rôle de la bonne gouvernance dans les stratégies de développement durable ? Quelles sont les nouvelles formes à inventer dans le processus d’expression des gouvernances africaines et de l’élaboration d’un développement durable ?
La littérature pose constamment et résout bien souvent quelques-unes des questions touchant à la gouvernance politique et au développement durable. Elle se veut l’un des instruments efficaces de la transformation sociale ; car elle ne se contente pas d’aiguiser la sensibilité, de former le goût, mais elle sert aussi et surtout à informer, éduquer l’homme dans sa totalité, à l’orienter vers une action pratique.[1] Elle se présente alors comme une vaste enquête anthropologique. De ce point de vue, elle est une science humaine. C’est ainsi que l’on peut dire que la problématique de la gouvernance et du développement durable est au cœur de la littérature.
Ahmadou Kourouma en est un auteur majeur. Il se présente comme « une mémoire vivante de la géopolitique » en Afrique. Nous verrons dans son écriture, précisément dans En attendant le vote des bêtes sauvages (1998), comment l’univers social dévoile la gouvernance politique calamiteuse des dictateurs qui engendre l’aliénation socio-économique et de détruit l’environnement.
Notre étude s’articulera sur trois axes : nous analyserons la gestion approximative du champ politique dans la société du roman, nous verrons ensuite ses conséquences sociale, économique et environnementale, puis nous tenterons de cerner les implications idéologiques de cette écriture.
I –De la mauvaise gouvernance…
L’univers social d’En attendant le vote des bêtes sauvages montre une société soumise à une dialectique négative : celle de la crise résultante d’une gestion autoritaire et dictatoriale du pouvoir politique. Le théâtre politique en œuvre dans le sociotexte est l’Afrique en général, la république du Golfe en particulier. Le processus politique dans cette République montre que la construction de l’univers politique est articulée en deux temps : avant et après l’indépendance. Avant l’indépendance, il est basé sur le colonialisme. La période post indépendance porte sur l’émergence des dirigeants africains. Toutefois, elle est toujours contrôlée par la puissance coloniale qui choisit les gouvernants : « La France, au nom de la guerre froide et du principe du respect de sa zone d’influence, ne voulut pas de Ledjo comme président de la République» (p.104) ; «L’Occident de la guerre froide, la France et l’Union française, cinq fois non, ne voulurent pas de Tima comme chef d’Etat. C’était un refus définitif et formel. Ils tolérèrent que Tima soit le président de l’Assemblée nationale provisoire. » (p.105) Le néocolonialisme est donc la forme de gestion qui prime dans la période post coloniale. En République du Golfe, les présidents sont successivement Fricassa Santos et Koyaga. La trame événementielle de l’œuvre se résume à l’accession de ce dernier au pouvoir et sa gestion désastreuse du pays qu’il fait subir à son peuple. C’est dire que la gouvernance politique constitue le sociogramme générateur de cette œuvre.
Le champ politique est caractérisé par l’appauvrissement du débat. Sa construction montre que l’indépendance fait le lit du monopartisme. Il y a une atteinte aux libertés politiques ; car le jeu politique ne favorise pas la participation du peuple au processus de contrôle démocratique de l’État et du gouvernement. En effet, le macro espace (l’Afrique) est miné par des dictatures. Le narrateur parle de « continent des multiples dictateurs militaires » (p.213) Retenons entre autre: la dictature militaire de Kountché au Niger (p.150), le dictateur Hamani Diori au Niger (p.152), le dictateur de la République des monts (p.167), le dictateur Tiékoroni de la République des ébènes (p.174), Bossouma, « l’homme au totem hyène, appelé aussi le gros vin rouge, l’empereur du pays des deux fleuves » (p.208), le dictateur au totem léopard de la République du Grand Fleuve (p.227), le dictateur au totem chacal « aussi moyenâgeux que les autres pères de la nation africains de la guerre froide… » (p.257), … ainsi que Koyaga, le dictateur de la République du Golfe.
Ces Républiques ne sont pas des démocraties ; car le peuple n’y est pas souverain. Selon la définition de Périclès reprise par Abraham Lincoln, la démocratie est le « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Elle fait allusion à un régime politique dans lequel le peuple est souverain. La souveraineté, selon Rousseau, suppose non seulement l’exercice de la volonté générale puisque le bien commun est inaliénable, mais aussi la primauté de la volonté générale sur la volonté particulière. La souveraineté populaire, concept politique qui trouve son origine dans l’œuvre de Jean Jacques Rousseau : Du contrat social(1973) a pour essence la reconnaissance du suffrage universel. De son côté, Mamadou Koulibaly reconnait que « l’alternance est un attribut de la souveraineté du peuple » et que cette dernière « relève des droits individuels des citoyens ». (Koulibaly : 2004 :34)
Dans la société textuelle de l’œuvre de Kourouma, l’alternance politique est un leurre. Ce déficit de démocratie est exprimé par le co-texte, particulièrement le titre : En attendant le vote des bêtes sauvages. Kourouma confesse que ce titre lui a été inspiré par son boy qui, faisant allusion à l’inévitabilité de l’élection de l’ex président togolais Gnassingbé Eyadema, disait que même si le peuple refuse de voter pour lui, les animaux le feront à sa place.[2] Cette anecdote est reprise dans l’œuvre par le narrateur cordoua Tiécoura qui parle au dictateur Koyaga en ces termes :
Quand vous aurez recouvré le Coran et le météorite vous préparerez les élections présidentielles démocratiques. Des élections au suffrage universel supervisées par une commission nationale indépendante. Vous briguerez un nouveau mandat avec la certitude de triompher, d’être réélu. Car vous le savez, vous êtes sûr que si d’aventure les hommes refusent de voter pour vous, les animaux sortiront de la brousse, se muniront de bulletins et vous plébisciteront » (p.381)
En d’autres termes, dans la République du Golfe, le pouvoir est exercé par un seul : Koyaga. Ce président n’est pas un démocrate ; car en principe, la démocratie, en tant que mode d’existence collective, accorde les mêmes avantages à tous. Elle suppose une forme de société ayant pour valeurs la liberté, l’égalité, la séparation des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire), le pluralisme et l’indépendance de la justice. C’est dire que la démocratie s’oppose à la monarchie dans laquelle le pouvoir est exercé par un seul comme dans la République du Golfe. Il en découle que la socialité d’En attendant le vote des bêtes sauvages relève de la monarchie.
Le sociotexte se dévoile, en outre, comme un univers concentrationnaire qui amplifie la criminalisation et la destruction de l’Etat. Le contrôle social est assuré par des moyens radicaux. Le peuple assiste au totalitarisme étatique et subit les excès de pouvoir sur toutes ses formes comme la torture, le meurtre, l’atteinte à l’intégrité corporelle et à la tranquillité des personnes : « Les adversaires politiques sont des ennemis. Avec eux, les choses sont simples et claires. (…) On les torture, les bannit ou les assassine.» (p.200) Dans la République des Ebènes du dictateur Tiékoroni, le symbole des exactions est la prison de Saoubas. Le député Sambio en est le « cruel tortionnaire qui, sous la torture, fait reconnaître par l’accusé les faits et les preuves établis par le directeur de la Sûreté. » (p.202) La criminalisation et la dislocation de l’État sont soutenues par la propagande. Dans la république du Golfe, « la communication politique consiste dans l’art de donner une représentation à l’utopie, en la valorisant. Ce qui suppose (…) un usage performatif du langage. » (Koui : 2009:45) Les Appareils Idéologiques d’État participent à l’élaboration de cette énonciation spécifique et de la création d’une « opinion élaborée ». L’agent social Maclédio en est un pilier, étant « un célèbre speaker de la radio nationale ». (p.120) Il ne cherche pas à convaincre par la force des arguments. Par son entremise, le faux, le mensonge et la fraude sont érigés en règle de gestion politique. Le langage politique est vide de sens. C’est dire qu’il y a une perversion de la dialectique et de la rhétorique.
Le système éducatif, l’appareil idéologique le plus puissant selon Althusser, forme le peuple à rabais et n’offre aucun avenir à la jeunesse. Le champ social est par conséquent dominé par des déscolarisés et des diplômés sans emplois. Koyaga consacre « trop d’argent à l’armement, beaucoup plus d’argent à la défense qu’aux ministères de la Santé et de l’Education réunis ». (p.338) En somme, les Appareils d’Etat (AE), les Appareils Idéologiques d’Etat (AIE) et les Appareils Répressifs d’Etat (ARE) sont aux mains d’une minorité bourgeoise.
Par conséquent, le théâtre politique se présente comme une jungle. Tous les droits appartiennent à ceux qui sont censés être au service du peuple : les gouvernants. Le pouvoir législatif est inféodé au pouvoir exécutif. L’assemblée nationale n’est qu’une caisse de résonance. C’est pourquoi, le député Sambio est désigné comme cruel tortionnaire de Tiékoroni et le dictateur Koyaga modifie la constitution à sa guise. La République du Golfe et les autres Républiques africaines évoquées dans le roman ne sont donc pas des Républiques. Comme le disait Gaston Monneville en octobre 1962 devant le Senat français, « Il n’y a pas de République lorsque le pouvoir ne s’impose pas à lui-même le respect de la loi ». La mauvaise gestion des appareils politiques est doublée de celle de la structure économique.
L’analyse des éléments constitutifs du mode de production qui constitue la structure économique du texte (les forces productives, les moyens de production, les unités et les rapports de production) montre que le sociotexte est le lieu d’une aliénation économique. Le fonctionnement du mode de production de la société textuelle relève de deux phénomènes : il occupe un macro espace référentiel (la République du Golfe) et se caractérise par le pillage qui est consubstantiel à la mauvaise répartition des richesses ; c’est-à-dire à l’inégalité de la richesse. Le narrateur cordoua Tiécoura affirme à juste titre qu’« un vrai chef authentique africain dispose de tout l’argent du Trésor et de la Banque centrale et personne ne compte, ne contrôle ce qu’il dépense. » (pp.240-241) La société du roman ne met pas l’accent sur les moyens et les objets de travail. La contradiction entre Capital et Travail est évoquée subtilement. Les unités de production sont quasiment inexistantes. Les Républiques africaines sont dominées par le manque d’infrastructures économiques : « Le pays n’a ni routes, ni hôpitaux, ni téléphone, ni avions, ni…, ni… Les médecins ne soignent plus faute de médicaments et parce qu’ils ont de nombreux mois d’arriérés. » (p.252) Le patrimoine financier de la masse est négatif. Le pouvoir d’achat est inexistant : « Il n’y a pas d’argent, les salaires n’étaient pas payés ». (p.345) Le système économique est organisé de sorte à ce que le travail entraine le dépouillement du travailleur. Le non payement des salaires et l’absence de politique économique rigoureuse entrainent le peuple vers des métiers informels comme la quête de l’or. Pour cette même raison, les paysans devinrent des errants (p.260), « des ouvriers agricoles ou des travailleurs qui s’entassèrent dans d’affreux bidonvilles, dans les ports et les villes. ». (p.260) Le braconnage prend de l’ampleur. Cela a pour conséquence l’extermination de la faune des réserves. Cette entreprise de gestion approximative de la biodiversité est surtout caractérisée par la férocité de la confrérie des chasseurs. Loin de faire une chasse patrimoniale, elle se livre à une extermination sans précédent des animaux. Le narrateur intradiégetique présente le tableau de Koyaga qui en est un membre :
Le tableau de Koyaga contient trente-trois éléphants, vingt et un hippopotames, vingt-sept buffles, dix-sept lions, trente-huit hippopotames noirs ou solitaires et dix-neuf pythons chasseurs. Koyaga a donc tué plus de cent-cinquante-cinq gibiers noirs. Il a abattu des requins pèlerins, des requins taureaux, toutes les baleines qui ont échoué depuis trente ans les côtes de la République du Golfe. (p.316)
Ce qui précède autorise à dire que les indicateurs de gouvernance sont détériorés. Cela a pour conséquence une déconstruction socio-économico-politique et environnementale.
II – … à la déconstruction socio-économico-politique et environnementale.
La société du roman de Kourouma se veut un espace crisogène ; c’est-à-dire « un espace portant consubstantiellement la crise, (…) comportant dans ses strates profondes les germes d’une crise, (…) générateur de crise ». (Diandué : 2006 :133) En effet, il est dominé par une fracture politique qui entraine la fragmentation de la nation. La concorde intérieure étant inexistante, les révolutions de palais deviennent les seuls moyens d’accession au pouvoir ; confirmant ainsi la pensée de Julien Freund qui disait : « Les pays qui n’arrivent pas à trouver la concorde intérieure sont sans cesse le théâtre de coups d’Etat, de ‘‘révolutions’’ et de putschs ». (Freund : 1965 : 51) Le président démocratiquement élu Fricassa Santos est renversé par Koyaga. (p.100) Pace Humba est également déchut militairement par le dictateur au totem Léopard de la république du Grand Fleuve. Ces deux présidents ont en commun d’être des nationalistes qui luttent pour l’émergence de leur peuple. Leur assassinat rime au demeurant avec la privation du peuple de ses droits fondamentaux : les libertés personnelles, politiques, judiciaires et économiques. Cela a pour conséquence la décomposition du socius, l’affaiblissement du capital social. Le narrateur parle d’ « un affaiblissement de la force vitale de la collectivité. » (p.242) La société devient ainsi le lieu d’une « dynamique immobile ».[3]
La société textuelle est entièrement marquée par des manifestations phénoménologiques de la lutte des contraires : agressions, banditisme, grèves, vols etc.
Les bilakoros en colère pillent, incendient, saccagent, volent. Les forces de l’ordre les attaquent, les dispersent, les font fuir. A coups de grenades et de fusils tirant à balles réelles. Avec des camions blindés, des chars d’assaut. Les bilakoros, les déscolarisés font face, se défendent avec des jets de pierres, la fumée de vieux pneus enflammés, les carcasses de voitures, les briques, les barricades. L’insurrection, la rage, le massacre, les cris, les détonations, la folie meurtrière des uns et destructrice des autres se poursuivaient toute la journée.(p.358)
Ces convulsions sociales sont récurrentes. Elles provoquent l’insécurité sociale qui se traduit par l’exposition de la masse anonyme au problème de santé et favorisent l’émergence de la conscience révolutionnaire. Ainsi nait la Ligue de la Jeunesse révolutionnaire (p.293) et le regroupement des exilés politiques se constitue en force d’opposition. La socialité de l’œuvre se dévoile dès lors comme « une rupture déchirante » ; car ces différentes forces sociales sont dans une logique d’antagonisme : « Comme si tous ces malheurs et désordres ne suffisaient pas, on constata d’autres phénomènes :la rumeur publique, la désinformation par la rumeur, les règlements de compte et les vendettas ».(p.350) Cet équilibre précaire qui équivaut à une situation ni de paix ni de guerre selon la dialectique matérialiste a pour corollaire la détérioration progressive du bien-être des populations : « L’insurrection et toutes les malédictions qui l’ont suivie ont aggravé le chaos, rendu le pays exsangue ». (p.366), « la famine sévissait dans les villes alors que les récoltes pourrissaient dans les villages de brousse ». (p.372)Les forces productives vivent dans la précarité :
La lutte, l’insurrection n’avaient profité qu’aux délégués, aux garçons de course et aux miliciens ; somme toute une minorité d’autres déscolarisés continuaient à se débrouiller comme ils pouvaient dans les rues et les marchés. Et la nouvelle situation était que les marchés et les rues – avec les interminables grèves et le désordre social – étaient devenus difficiles, radins, sans cœur pour les enfants des rues. (p.367)
L’effritement de la cohésion sociale est consubstantiel au dépérissement de l’esprit communautaire. Tout converge à un état déficitaire des finances publiques vu qu’il y a focalisation sur un sociolecte de la pauvreté : brousse – pauvre – pollution – absence d’infrastructure – faim – rareté de l’argent – misère – famine etc. Il en résulte une aggravation de la crise économique : « La crise économique aggravée par le désordre social avait asséché le pays, rendu l’argent rare, plus difficile que jamais à acquérir pour les pauvres. » (p.372) Les organisations financières internationales sollicitées par le président exigent l’instauration d’un Programme d’Ajustement Structurel (PAS). Toutefois, les mesures préconisées par le FMI amplifient la souffrance du peuple qui regrette la période de la dictature de Koyaga. Les licenciements et les retraites deviennent courants : « Les premières mesures de restructuration des entreprises d’Etat exigées par le FMI sont appliquées. Les premières mises à la retraite anticipée sont décidées dans les chemins de fer. Elles frappent beaucoup de cheminots dont Dalmeda. ». (p.352) L’ébullition du front social qu’elles suscitent provoque un processus de pluralisation du débat politique par l’entremise d’une Conférence nationale. Toutefois, « les membres de la Conférence nationale se faisaient payer des indemnités mirobolantes, donnaient des fêtes, organisaient des diners au champagne. » (p.369) La cause du peuple ayant été trahie, la république du Golfe devient un espace de guerre où les détonations, les grèves et les protestations deviennent chose banale. L’univers social dans l’œuvre est par conséquent dominé par le sociolecte de la guerre : détonations, coups de feu, rafales, mitraillettes, officiers, déflagrations, mort, assassinat, confusion indescriptible, chaos, insurrection, force de l’ordre etc.
Ce désordre a un impact incommensurable sur l’environnement : la destruction de la biodiversité, la pollution olfactive due à la putréfaction, la pollution de l’eau, la dislocation de la faune et de a flore, les feux de brousse etc. Le narrateur s’évertue à décrire cette désolation : « Au fond, un gigantesque incendie de brousse embrasait l’horizon, masquait les montagnes et le coucher du soleil. Ce sont les brasiers de flammes que les bêtes fuyaient. Les animaux étaient interceptés par des milliers de paysans équipés d’armes hétéroclites ; des paysans se livrant à la plus grande battue du siècle ». (p.379)
Il en résulte que le sociotexte est le lieu d’une aliénation socio-économico-politique et environnementale due à la mauvaise gouvernance.
III – Objectivation de la bonne gouvernance comme principe structurateur du développement durable.
Lezou Dago Gérard affirmait : « Le roman africain rappelle le passé pour projeter l’avenir. Il n’est pas un pur reflet de la réalité existante, il est aussi d’anticipation : plus la recherche d’un modèle que la condamnation d’une ‘‘société dégradée’’. » (Dago : 1977 :18) Dans le roman de Kourouma, la purification et l’exorcisation de Koyaga (le donsomana) qui constituent le nœud des veillées en son honneur participent de cette quête de modèle. Elles sont un appel à une éthique politique nouvelle. En attendant le vote des bêtes sauvages se présente dès lors comme un livre de combat pour le respect des droits de l’homme, pour la construction d’un « État moderne conforme à l’idéal dans le processus de mondialisation en cours ». (Koulibaly : 2003 : 7-8) En d’autres termes, cette politique nouvelle exige la mise en œuvre d’une justice sociale. Elle rencontre les principes de la bonne gouvernance qui se résument aux points clés suivants selon Moise Modamdi Wakomba[4] : l’obligation de rendre compte, la transparence, l’efficacité, la réceptivité (c’est-à-dire la flexibilité de répondre à l’évolution de la société) et la primauté du droit. Cette nouvelle éthique politique est alors le socle du développement; car comme l’a bien vu Alexei Vassiliey, «tant que ne seront pas reconnues l’égalité des différentes civilisations, des différents groupes ethniques et l’égalité de leurs valeurs – ce qui n’est possible qu’en démocratie – il ne pourra y avoir de conditions normales ni pour le développement, ni pour un dialogue entre les nations (…) ». (Cité par Boutros-Ghali :op.cit :7)
Le projet idéologique de Kourouma s’inscrit alors dans la prophétisation d’une société homogène basée sur la concorde intérieure. Celle-ci n’est possible sans l’expression des aspirations populaires. La démocratie se présente de ce fait comme un bouclier à l’affaiblissement du capital humain ; car elle « est une méthode plus qu’une fin qui permet à la société qui l’adopte de délibérer sur des meilleures solutions qui organisent la vie de tous pour que chacun puisse s’épanouir dans la liberté la plus grande ».[5] C’est dire que Kourouma travaille à la réhabilitation de la démocratie. Ce qui favorise nécessairement le renforcement de la nation et de son unité politique par l’établissement du consensus et par la réconciliation harmonieuse des antagonismes.[6]
En somme, Ahmadou Kourouma à travers cette œuvre romanesque enseigne qu’il n’y aura pas de développement durable en dehors de la bonne gouvernance qui suppose au préalable l’instauration d’une société libre ; c’est-à-dire une société libératrice, libérée et de libertés. Aussi, Jean Fernand Bedia peut-il affirmer :
En attendant le vote des bêtes sauvages n’est plus au stade idéologique de la quête de la liberté d’expression. Il donne plutôt l’assurance d’un questionnement existentiel décriant les feuilles de l’épistémologie historique censée rendre compte des raisons de la léthargie politique et socio-économique de nombre d’Etats africains un demi-siècle après leur indépendance.[7]
Conclusion
Ahmadou Kourouma donne forme à la mauvaise gouvernance, précisément à la dictature dans En attendant le vote des bêtes sauvages pour stigmatiser la dégradation continue des sociétés africaines. Il veut ainsi entonner le chant de l’espoir pour le renouveau politique et la bonne gouvernance nécessaires au renforcement du tissu social. L’émergence de ce nouvel esprit communautaire basé sur la construction d’une capacité d’anticipation stratégique est une condition essentielle à l’établissement du développement durable. Autrement dit, le véritable développement durable ne peut se réaliser sans la construction d’une identité politique homogène, solide, ouverte à l’expression des droits et libertés fondamentaux. L’écrivain ivoirien apporte ainsi un début de réponse à la question fondamentale de Martin Kalulambi Pongo : « Toute la question est de savoir si les paramètres qui consolident la démocratie confèrent une finalité qui soit celle d’enseigner une dynamique du développement durable. Ou, à l’inverse, si les stratégies pour un développement durable ont quelque chose à voir avec la consolidation de la démocratie ». (op.cit)
Footnotes
- L’expression est de Barthélémy Kotchy, Actes du colloque sur la littérature et l’esthétique négro-africaine, Abidjan-Dakar, NEA, 1979 p.8
- Entrevue dans Jeune Afrique (19 Octobre au 1er Novembre 1999).
- L’expression est de Hélé Béji dans Le désenchantement national (1982).
- « Exposé sur le concept de bonne gouvernance » in http//www.ga.undp.org/publications/pnbg/expc. Consulté le 08/02/2013.
- Martin Kalulambi Pongo, « Démocratie et développement durable en Afrique francophone : éléments pour un débat » in http//www.francophonie-durable.org/documunts.co consulté le 06/09/2013.
- Les termes sont de Séry Bailly.
- Jean Fernand Bédia, « Donsomana pour Koyaga ou la mise à nu de la logique de la démocratie postmoderne » in Ethiopiques N° 86 http//www.ethiopiques.refer.org consulté le 14/09/2013.
Works Cited
Boutros-Ghali, Boutros, L’interaction démocratie et développement durable : rapport de synthèse, Paris, UNESCO, 2003.
Dago,Lezou Gérard, La création romanesque devant les transformations actuelles en Côte d’Ivoire, Abidjan, Dakar, NEA, 1977.
Diandué, Bi Kacou Parfait, « La dialectique de l’espace identitaire dans Allah n’est pas obligé d’AhmadouKourouma » in En-Quête N°15: La guerre: des questions et des réponses, Abidjan, EDUCI, 2006.
Freund, Julien, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1965.
Glissant, Edouard, « Migrations et Mondialité » in Africultures 54 (Janvier – Mars, Paris, L’Harmattan, 2003.
Kalulambi PongoMartin, « Démocratie et développement durable en Afrique francophone : éléments pour un débat » in http//www.francophonie-durable.org/documunts.co, consulté le 06/09/2013.
Koui, Théophile, « Esthétique et propagande politique : L’art du mensonge » in Revue de Littérature et d’Esthétique Négro-africaines, Abidjan, EDUCI, 2011.
Koulibaly, Mamadou, – Sur la route de la liberté, Abidjan, PUCI, 2004.
-La guerre de la France contre la Côte d’Ivoire, Abidjan, La Refondation, 2003.
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