Abstract
Un nombre croissant de pièces de théâtre monologiques apparaissent en Irlande et en Irlande du Nord, les dramaturges éprouvant un réel engouement pour le décor épuré et le monologue théâtral. Or, cette forme s’éloigne visiblement de la norme théâtrale de la « pièce bien faite ». En cela, Protestants, première pièce de théâtre de l’auteur irlandais Robert Welch, peut être qualifiée de minimaliste. Si cet éloignement sous-tend un acte de résistance à la normalité, notamment un désir de détachement du joug colonial de la Grande-Bretagne sur l’Irlande du Nord de la part de Robert Welch, le thème abordé dans Protestants met avant tout en lumière une tentative de définir, voire de re-définir, le protestantisme. Elle met en scène un personnage désireux de faire l’expérience du protestantisme après en avoir (re-) dessiné les contours. Il semble que la pièce ait pour vocation de donner des pistes de réflexion au public sur la notion de « protestantisme », interrogation que nourrit particulièrement cet auteur catholique qui place sa pièce au carrefour du théâtre didactique brechtien et des études post-coloniales.
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More and more monological plays are appearing in Ireland and Northern Ireland, with playwrights tending to praise uncluttered settings and monologues. Yet, this genre obviously rejects the norms of the “well-made play”. Along those lines, Protestants, the first play by the Irish writer Robert Welch, can be said to be minimalist. But if this rejection of the norm underpins an act of resistance encoding the will to free oneself from the colonial yoke of Great-Britain on Northern Ireland on Welch’s part, the theme tackled in Protestants first and foremost sheds light on an attempt to define, or rather re-define, protestantism. Welch puts on stage a character who wants to experience protestantism after reshaping its contours. The play seems to be aiming at giving opportunities for the public to reflect on the notion of “protestantism”, an issue that preoccupies this Catholic author who puts his play at the crossroads of the Brechtian theory of didactic drama and post-colonial studies.
Keywords: Didacticism, Didactisme, Drama, Irlande du Nord, Monologue, Northern Ireland, Protestant, Théâtre, Postcolonialism, Postcolonialisme
La pièce monologique apparaît en Irlande et en Irlande du Nord dans les années 1980, une vingtaine d’années après que Samuel Beckett s’y est intéressé. Pourtant, si, sur l’île, elle ne date que des années 1960, le genre n’est pas récent ailleurs. Dans la préface de son ouvrage, Monologues, Theatre, Performance, Subjectivity, Clare Wallace explique en effet que le monologue naît à la fin du XIXème siècle dans un contexte de questionnement autour de l’individu, son état psychologique ; se pose alors la question de sa représentation sur la scène théâtrale. Influencés par cette vague de recentrement sur l’identité de l’individu, un nombre croissant de dramaturges irlandais et nord-irlandais se tourne aujourd’hui vers la pièce monologique qui, de par sa forme, met l’accent sur les notions d’emprisonnement et de liberté. Ils éprouvent un réel engouement pour ce décor épuré, cette forme minimaliste qui s’éloigne de la norme théâtrale de la « pièce bien faite », rejetant manifestement les principes hérités d’Aristote.
Les Troubles en Ulster sont propices à donner lieu à ce genre de pièce expérimentale comme le met en avant Ophelia Byrne, spécialiste du théâtre en Irlande du Nord : « theatre has […] had to find imaginative ways to respond to an always vital, often dangerously energised, and sometimes brutal society » (Welch 66). Dans Protestants, première pièce de l’auteur irlandais catholique Robert Welch, jouée à Belfast le 28 avril 2004, le thème abordé met en effet en lumière une tentative de (re-)définir le protestantisme. Welch fait coïncider le fond et la forme dans la mesure où la pièce monologique est également un moyen de retracer les contours du théâtre. En outre cet éloignement délibéré de la norme théâtrale sous-tend un acte de résistance à une autre norme, le colonialisme. Cette pièce aspire à démontrer qu’un détachement du joug impérial de la Grande-Bretagne sur l’Irlande du Nord est possible artistiquement.
Nous nous interrogerons tout d’abord sur les raisons pour lesquelles le théâtre expérimental minimaliste de Welch est un acte de résistance au colonialisme, assis sur une conception particulière du protestantisme en Irlande, héritage du passé. Nous nous pencherons donc sur sa stratégie de résistance en appuyant notre démonstration sur les travaux de Helen Gilbert et Joanne Tompkins. L’étude des signes linguistiques et paralinguistiques nous permettra d’articuler études post-coloniales et théorie brechtienne du théâtre. En effet, la théorie du théâtre épique de Bertolt Brecht viendra nourrir notre réflexion première. L’analyse de la crise du sujet ainsi que l’étude des arts littéraires et musicaux illustreront le désir du dramaturge et nous permettront de comprendre comment le monologue devient un outil post-colonial pour l’auteur dans sa démarche de redéfinition de cette religion à travers ses multiples représentants.
1. Le poids du passé
Dans ce monologue, Robert Welch montre à quel point le passé pèse sur le présent en Irlande, thème qu’il reprend à la tradition littéraire irlandaise pour annoncer sa tendance à mêlertradition et modernité. Welch s’attache ainsi à démontrer que le colonialisme reste gravé dans les esprits en Irlande du Nord. Pourtant, s’il a intitulé sa pièce Protestants c’est précisément pour démontrer que le colonialisme est assis sur une définition erronée du protestantisme. Le protestantisme n’est pas ce que l’Histoire, notamment celle de l’Irlande du Nord, laisse apparaître. De fait, le pluriel du titre nous indique qu’il existe plusieurs façons de considérer ceux qui incarnent au mieux la religion, les Protestants, et, par conséquent, plusieurs manières de faire l’expérience du protestantisme. Il nous livre donc plusieurs autres visions, d’autres définitions. Afin de déconstruire l’image que renvoie la notion de protestantisme, l’auteur adopte une stratégie particulière, qui s’inscrit dans un double discours : celui du post-colonialisme et de l’héritage de Brecht. En d’autres termes, il articule théorie brechtienne du théâtre didactique et études post-coloniales.
Le dramaturge souhaite remonter aux origines du protestantisme et de son adéquation avec l’impérialisme. Pour mener à bien son objectif, il utilise tout d’abord les personnages que le seul acteur doit camper sur scène. Si ces derniers n’apparaissent pas dans un ordre chronologique évident, c’est avant tout pour mettre en lumière l’idée que le passé prend toute son importance. Welch convoque ainsi, dans leur ordre d’apparition, un narrateur contemporain, en réalité le seul personnage sur scène qui doit camper six autres personnages. Dans ses premières didascalies, Welch nous annonce que ce narrateur, aux allures néo-brechtiennes, doit être un Protestant de classe moyenne, la quarantaine, et résidant à Belfast. Ce personnage campe alors Elizabeth 1ère dont le règne sur l’Angleterre marqua la domination de la foi protestante.Vient ensuite un supporter de l’équipe de football des Glasgow Rangers, qui s’emporte contre les révoltes au sein de sa propre communauté. Puis l’acteur endosse le rôle de Martin Luther qui déclame son amour pour Dieu et sa haine contre les secrets des prêtres catholiques. Puis, un homme originaire de Cork, soldat dans l’armée d’Oliver Cromwell et témoin de l’exécution du roi Charles 1er, un dresseur de serpent dans le sud des Etats-Unis qui force sa foi à vaincre sa peur ; enfin un jeune garçon observant son grand-père qui se prépare pour le défilé des Orangistes un 12 juillet dans le comté d’Armagh en Irlande du Nord. Nous constatons donc que sur les sept personnages, trois appartiennent à l’histoire de l’Europe : Martin Luther, Elizabeth 1ère et le soldat de Cromwell. Martin Luther renvoie aux origines du mouvement protestant, Elizabeth 1ère à l’affirmation de la suprématie du protestantisme sur le catholicisme en Irlande lors de la période des Plantations, et, en ce qui concerne Cromwell, Benedict Nightingale, critique littéraire pour The Times, nous explique qu’il n’est mentionné que dans la mesure où il rappelle le passé colonial de l’Irlande : « Cromwell is soon remembered, presumably to make the point that Protestantism became and perhaps remains a colonial weapon, wielded most ruthlessly against the Catholic Irish. » (Welch 76). Avec ces trois personnages se tissent donc des liens étroits entre l’impérialisme et le protestantisme.
Pour souligner à quel point le passé pèse sur le présent, le temps dominant est le présent simple. Si le présent de narration n’existe pas véritablement en anglais, il est possible de l’utiliser afin de donner une information brute sans notion temporelle, valeur que Welch semble avoir privilégiée dans cette pièce. Le passé dans la pièce est raconté, voire vécu, au présent pour montrer à quel point il marque le quotidien dans cette partie du monde. Ainsi lorsque tous ses personnages racontent leurs histoires et anecdotes, ils utilisent le temps du présent. La première stratégie que le dramaturge a choisie afin de retracer les contours du protestantisme est donc celle du brouillage des pistes temporelles. Cette stratégie a une dimension post-coloniale comme Helen Gilbert et Joanne Tompkins le soulignent dans Post-Colonial Drama lorsqu’il s’agit de définir le post-colonialisme : « history is a discourse which is ‘culturally motivated and ideologically conditioned’ in the present. » (Gilbert & Tompkins 112). Si pour ces deux auteurs le théâtre fonctionne comme une arme anti-impériale, nous constatons que Robert Welch s’approprie cette définition pour faire de sa pièce une arme contre le colonialisme. Cette stratégie lui permet également de redonner à ses personnages du pouvoir sur l’Histoire puisqu’ils en livrent leur propre version.
Nous remarquons en outre que si l’unité du temps, chère à Aristote, n’est pas respectée, celle du lieu, également aristotélicienne, ne l’est pas non plus. En effet, à cette discontinuité temporelle (le présent, qui code la continuité, est utilisé afin de raconter le passé) s’ajoute une discontinuité spatiale puisque tous les personnages ne se trouvent pas en Irlande du Nord. Si l’Ulster est le lieu que Robert Welch a privilégié, la raison en est, selon l’auteur lui-même, que l’Irlande du Nord est un lieu où les divergences passées sont toujours présentes : « Northern Ireland is one of those places, across the world, where the differences in conviction and religious practice that emerged in the sixteenth and seventeenth centuries in Europe still animate contemporary life. » (Welch 16). Il lui apparaissait donc plus pertinent d’inscrire sa pièce dans un contexte nord-irlandais. Pourtant, lorsqu’il le met dans la peau d’autres personnages, Welch projette aussi son personnage – narrateur dans d’autres lieux : Martin Luther se trouve en Allemagne, la reine Elizabeth 1ère en Angleterre, le dresseur de serpent dans le sud des Etats-Unis. Nous assistons donc à une fragmentation de l’espace et du temps qui n’est pas sans rappeler à nouveau la théorie brechtienne du théâtre et sa vocation didactique. Dans Bertolt Brecht, L’Homme et son œuvre, Wolfgang Jeske et Gunter Berg, rappellent que « dès 1926, Brecht proclame l’idée d’une œuvre scénique comme construction d’éléments narratifs, texte, musique et tableau, qui sont indépendants les uns des autres mais agissent les uns sur les autres, se complètent, ou se perturbent sciemment grâce à la mise en scène, empêchant dans tous les cas une action fluide, homogène » (107). La conception de la réalité est, pour Brecht, fragmentaire.
Robert Welch montre sa résistance à nourrir l’héritage laissé par la colonisation à travers Protestants de deux manières. Il semble en effet combiner l’élément post-colonial et la résistance à la norme théâtrale afin de déconstruire la définition de protestantisme et aborder le sujet selon une approche didactique où le public aura aussi un rôle à jouer. Il part des origines de la religion, puis du lien qui fut tissé entre colonialisme britannique et protestantisme, et montre d’emblée que son objectif est de déconstruire cette adéquation. Effectivement, il y a non seulement brouillage des pistes temporelles et spatiales, mais encore brouillage d’autres codes, notamment le code vestimentaire. L’auteur écrit en effet que son acteur doit être ainsi vêtu : « bare chested, black jeans, Doc Martens » (Welch 23). Il fait donc naître une tension entre ce qu’il porte et ce qu’il doit représenter. Il évoque une nudité pour que son personnage puisse revêtir divers personnages et devenir ainsi un acteur protéiforme. Cependant il est chaussé de Doc Martens aux lacets défaits pour ancrer son existence dans le temps présent, mais aussi pour marquer une certaine marginalité. Cette tenue peut aussi refléter la difficulté qu’ont pu éprouver certains Protestants d’Irlande du Nord à définir leur identité à la fin du XXème siècle. L’arrivée des colons britanniques en Irlande a d’abord privé de leurs repères identitaires les Catholiques irlandais, puis, depuis les multiples tentatives de Westminster d’engager un processus de rapprochement entre les deux communautés en Irlande du Nord, les Protestants se sont eux aussi peu à peu sentis trahis par le gouvernement britannique au point de ne plus se considérer tout à fait comme des Britanniques. Le personnage de Welch incarne ces générations qui se sont progressivement éloignées de leurs repères identitaires, héritiers du passé colonial de l’Irlande. Joanne Tompkins et Helen Gilbert soulignent que le corps de l’acteur est un outil permettant de véhiculer le malaise lié à la perte de repères identitaires, elles considèrent le corps post colonial comme étant : « a vehicle for subverting and problematising the roles of identity, subjectivity, and corporeality that colonialism has assigned to the colonialised subject. » (Gilbert & Tompkins 1996 : 253). L’utilisation de la corporalité est ainsi un des éléments de stratégie de résistance au colonialisme sur lequel Welch prend appui.
Cette pièce repose donc sur de nombreuses tensions qui mettent en évidence une certaine absence de cohésion et de linéarité, un manque de repères et qui corroborent par la même occasion l’enjeu de l’écriture du monologue, c’est-à-dire la crise, et plus particulièrement celle d’un sujet en proie aux questionnements autour de son identité.
2. Lacrise du sujet
Cette crise d’identité est due à la violence et aux dissensions balayant l’Irlande du Nord à la fin du XXème siècle, période durant laquelle les Républicains nord-irlandais (catholiques) luttaient contre le pouvoir britannique dans l’espoir de s’en affranchir. Ces hommes et femmes qui n’avaient jamais accepté le contrôle des Britanniques (et par conséquent des Protestants) en Irlande, souhaitaient un rapprochement géopolitique avec la République d’Irlande. Ces troubles affectèrent aussi bien la communauté catholique que la communauté protestante. Aussi, dans un article intitulé « ‘Am I talking to Myself ?’ Men, Masculinities and the Monologue in Contemporary Irish Theatre », Brian Singleton considère que la culture nord-irlandaise en est ressortie profondément abîmée. Il explique que cette crise affecte les hommes plus que les femmes, précisément à cause de la relation qui lie la violence au pouvoir masculin en Ulster. Il s’agit donc pour Welch de retrouver la définition gâtée de cet homme protestant en crise, et s’il convoque une femme, la reine Elizabeth 1ère, ce n’est que pour en souligner les traits masculins puisqu’il lui fait dire : « I’ll show them whose daughter I am. The daughter of the great lion of England and terror of Spain. I have, I know, his lion heart even though it’s stuck in this woman’s body. » (Welch 25). Eckart Voigts-Virchow & Mark Schreiber écrivent ensemble que le monologue est un genre qui se prête particulièrement à l’expression de la masculinité en détresse en s’éloignant de la théorie aristotélicienne :
In rejecting the Aristotelian stage interaction, the male narrators have, both in terms of form and content, been transformed from men of action to static wordmongers, who tell their stories with varying degrees of confidence in the cathartic healing this limited congress with an audience may afford. The monologue, this much is clear, is an excellent means in expressing masculinity in crisis. (Wallace 296)
Dans Protestants, la crise du sujet masculin est indubitablement liée à la crise que la religion traverse en Irlande du Nord pendant la période des Troubles. Cette crise est à la fois politique et sociale et héritée du colonialisme. Welch utilise le monologue afin de mettre en exergue la violence du colonialisme qui prend son origine dans une définition erronée du protestantisme, marquée dans le corps, dans l’esprit et dans le discours de l’acteur sur scène. Une analyse de l’utilisation de l’espace scénique, de la kinésique et de la proxémique nous permet de constater que l’acteur, qui doit incarner le protestantisme au mieux, tente d’investir toute la scène.
Nous avons vu précédemment que la scène ne représentait pas seulement l’Irlande du Nord mais aussi d’autres lieux. Dans une volonté de redéfinition du protestantisme, il semblerait que le principe émis par Eamonn Jordan dans « ‘Look Who’s Talking, Too’ : the Duplicitous Myth of Naïve Narrative’ » à savoir « dislocation, rather than location » (Wallace 153) est important chez Welch. En effet, c’est à travers la multiplication des lieux, la fragmentation de l’espace, que l’expérience du protestantisme doit être faite. L’analyse du déplacement de l’acteur dans ce décor minimaliste montre qu’il commence debout sur l’estrade à gauche pour terminer, sept scènes plus loin, en bas de l’estrade à droite, après avoir investi le centre de l’espace scénique. Etant donné que les enjeux du colonialisme furent fondés sur un conflit territorial dont le Protestant nord-irlandais a hérité et qu’il ne veut pas perdre, il est possible de souligner que cette tentative de réinvestissement de l’espace scénique symbolise la tentative de reprendre toute sa place dans l’espace, et par extension dans l’Histoire. Notons par ailleurs, l’utilisation d’une estrade sur la scène, pour ajouter à la prise de possession de l’espace horizontal, une prise de possession verticale, qui peut en outre symboliser le rapprochement direct de l’homme et de Dieu (et rappelle qu’il n’y a pas besoin de médiateur pour les Protestants). L’utilisation d’une échelle corrobore cette idée. Cette estrade et cette échelle, comme les quelques accessoires utilisés par l’acteur, ont donc un sens bien précis.
Dès la première page de son œuvre, l’auteur nous livre la liste des objets dont se servira l’acteur. Ainsi Welch cite-t-il le tuyau d’une pompe à essence, une échelle en aluminium, une scie, une chaîne en fer, un télescope, un seau en métal, un pentacle (ou une étoile de David selon l’auteur lui-même en didascalie, qui brouille encore une fois les pistes). Chaque objet, associé à un personnage, est destiné à avoir une utilisation particulière. A propos du télescope que le jeune garçon de descendance orangiste manipule, Welch nous dit:
The boy is given as prop a telescope hinting at the play’s attempt to bring up close for scrutiny what lies far off; and also at the spirit of scientific inquiry that accompanied the Reformation’s stress on the individual mind’s capability to appraise evidence for itself, free of the dictates of dogmatic authority (Welch 19).
Si l’utilisation du télescope est à la fois pragmatique et symbolique, en revanche, les autres accessoires ont une fonction détournée. Donnons pour exemple la scie circulaire qui devient la collerette royale de Elizabeth 1ère ou encore le tuyau qui se transforme en un serpent. Ce détournement des objets dans leur fonction peut s’inscrire dans la stratégie de résistance au colonialisme de Welch dans la mesure où il semble faire écho au détournement de la définition du protestantisme. A travers ces accessoires et leur utilisation détournée par l’acteur, Welch met en lumière la définition erronée du protestantisme et s’en insurge. En effet, Michael Portillo, critique littéraire pour The Spectator, remarque: « one by one, Hickey [c’est le nom de l’acteur] tosses the props from the stage, as though angry with these symbols of prejudice and hate » (Welch 78). L’acteur doit incarner le protestantisme, ce que la religion a subi à travers les siècles, et son discours vient accompagner les mouvements de son corps afin de redéfinir la notion de protestantisme. Ses propos ont une résonance post-coloniale mais aussi didactique puisqu’ils doivent provoquer la réaction du public.
3. L’art pour redessiner les contours du protestantisme
Lorsqu’il évoque les origines de sa pièce, l’auteur, catholique, livre également la définition suivante du protestantisme :
It was in fact an engraving by Blake, “the Traveller makes haste towards evening” that provided a unifying thread for the play. Blake’s traveller became the narrator, a figure setting out on a journey, towards evening, leaving the comfort and security of the known and the familiar, the suburban, the gravelled pathways, the lamps being switched on as dark falls, to head into the uncertainty of memory and the fragmented recollection of history. The journey is one into what I imagined to be Protestant freedom and solitude, because it seems to me, rightly or wrongly, that one of the great discoveries of Protestantism was the terrifying isolation of the mind and the personality when confronted with the complex mystery of being (Welch 18).
A la lecture de ces explications, nous comprenons mieux pourquoi l’auteur a choisi la pièce monologique comme forme théâtrale (il s’est ainsi senti libre de rejeter la norme)mais aussi pourquoi le champ lexical de la peur est omniprésent. Néanmoins, les nombreuses répétitions de mots tels que « fear » et « panic » sont contrebalancées par le discours de paix délivré par Martin Luther, technique qui rappelle la vocation dialectique du théâtre de Brecht selon laquelle des éléments de nature différente sont confrontés afin de faire naître un questionnement chez le spectateur. Welch souhaite ainsi mettre en évidence le fait que si le Protestant, et en particulier Martin Luther au moment de sa scission avec l’Église catholique romaine, éprouve un sentiment de peur, il ne doit pas la susciter, comme il en est trop souvent le cas en Irlande du Nord. La pièce de Welch repose ainsi sur cette évolution détournée, déformée de la religion en Irlande du Nord où la violence des colons protestants, puis de leurs héritiers, a pu effrayer. En outre, le discours de Martin Luther n’est pas au début mais au cœur de la pièce, alors que selon un enchaînement chronologique, il devrait ouvrir la pièce. L’expérience de Martin Luther se voit ainsi encadrée par celle des autres personnages. La structure de Protestants met donc une fois de plus en évidence l’importance des origines du protestantisme et la nécessité de les retrouver afin de mieux les comprendre, en comprendre l’évolution pour les déconstruire. Le monologue, et en particulier cette multitude de personnages qu’un seul acteur doit incarner lui permet, dans un second temps, de retrouver le message central de Martin Luther, précisément par le recentrement sur l’individu, la prise de conscience du personnage sur son individualité ; il lui permet ainsi de mettre en lumière l’évolution du protestantisme au fil des siècles.
Ces pistes de réflexion doivent provoquer la réaction du public, qui intervient et participe activement à la pièce. En effet, la fragmentation, le brouillage des pistes, les tensions entre linéarité et absence de linéarité, entre tradition et modernité, le discours dialectique de Welch, doivent susciter l’attention du spectateur, qui à son tour peut retrouver la chronologie, la fluidité et la continuité de ces éléments éclatés, des scènes juxtaposées. Pour le metteur en scène, Rachel O’Riordan, la forme et le contenu participaient à l’intervention du public : « the monodrama, and that format deeply affected the way in which the show was received. By communicating to the audience without character interplay the subject of the piece was thrown into the spotlight without any of the easy familiarities of naturalism. » (Welch 62). L’absence de naturalisme combinée à l’intervention du public fait écho à la théorie brechtienne du théâtre didactique. Pour Brecht, le théâtre doit susciter l’intervention du spectateur qui prend conscience d’un besoin de changement. Brecht écrit : « with the learning-play, then, the stage begins to be didactic. The theater becomes a place for philosophers, and for such philosophers as not only wish to explain the world but wish to change it. If there were not such entertaining learning, then the entire theatre would not be able to instruct. » (Brecht 80). De la même façon, la réception brute du message par le public est prépondérante pour Welch, elle fait partie intégrante de la pièce. En effet, des tables rondes et discussions furent organisées après chaque représentation pour recueillir les questions et réactions des spectateurs mais aussi pour échanger leurs points de vue.
Il s’agit donc de retrouver une définition plus juste de ce que représente le Protestant après avoir soumis à la fragmentation les critères qui le définissaient jusque là. Clare Wallace démontre en effet que le monologue dramatique permet de mettre en lumière la perception de l’Homme comme un produit fragmenté qui a subi les pressions des forces sociales et historiques :
Dramatic monologue enables the poet to inhabit a range of personae that may, as opposed to the confidential, earnest lyric ‘I’, open a space for doubt and ambivalence around the speaker. […] The perception of the self as ‘not autonomous, unified or stable, but rather the unfixed, fragmented product of various social and historical forces’, is fundamental to the emergence not only of this poetic genre, but also to the later development ofmodernist aesthetics (Wallace 10).
Ainsi, l’acteur, qui, dans une performance vocale incroyable, doit adopter les divers accents des personnages qu’il campe tour à tour dans un souci de cohérence physique et vocale, doit également, à travers son discours, montrer que la définition du protestantisme n’est pas immuable et figée, et qu’elle peut encore évoluer, qu’il faut la faire évoluer. La stratégie de Welch a, ici encore, une dimension post-coloniale et une vocation didactique. Il a recours à l’intertextualité, à la transgression des frontières littéraires et à la musique, code non-verbal dont le dessein n’est pas d’illustrer la scène mais de la compléter.
Welch renvoie à de nombreux auteurs avant lui, il cite les œuvres d’autres dramaturges irlandais tels que Brian Friel, ou Samuel Beckett. Les thèmes qu’il a choisis renvoient à de nombreux égards à la pièce de l’auteure nord-irlandaise, Marie Jones, A Night in November, mais il se réfère aussi à d’autres œuvres d’auteurs internationaux tels que George Steinbeck. Lorsqu’il s’agit de (re-)-définir les identités, de nombreux chercheurs en études post-coloniales considèrent que l’intertextualité permet d’assurer à d’autres langues d’être exprimées. Dans le cas de Protestants, il ne s’agit pas de langages, mais plutôt de points de vue. Ici, Welch rend hommage à ses prédécesseurs, mais les utilise à des fins modernes et expérimentales qui permettent à sa pièce de s’inscrire dans un mouvement littéraire nouveau à vocation didactique et de faire valoir son œuvre parmi celles d’autres auteurs.
L’auteur s’autorise aussi à transgresser les frontières littéraires, et mélange les genres pour montrer cette absence de figement et d’immanence, et au contraire, la possible mobilité et l’évolution de la définition du protestantisme. Ainsi, sa pièce devient un poème, regorgeant d’allitérations, d’assonances comme à l’occasion de cette réplique du narrateur où les termes thrill (frisson) et fizz (pétillement) sont juxtaposés : « and nothing else matters but the thrill, the fizz, of grinding someone else down » (Welch 29). Il est intéressant de rappeler ici que Robert Welch est également un poète. Il a écrit de nombreux recueils de textes poétiques tels que Muskerry (Dublin: Dedalus, 1991); Secret Societies (Dublin: Dedalus, 1997) ; Blue Formica Table (Dublin: Dedalus, 1999). Welch n’hésite pas non plus à conférer des titres à ses scènes, afin de mettre l’accent sur l’absence de linéarité et d’enchaînement chronologique d’une scène à une autre (un autre des principes brechtiens en rupture totale avec la pièce dite classique), mais aussi dans un but de transgression des frontières littéraires, car ces titres ne sont pas sans faire écho au genre du roman.
Enfin, le dramaturge incorpore chants et musique à son œuvre, comme pour rendre hommage aux origines du théâtre, mais il les utilise dans une perspective nouvelle, à la fois post-coloniale et didactique. En effet, selon Gilbert et Tompkins, « musical signification generates cultural meanings in its own right » (193). Ainsi, pour les chercheurs en études post-coloniales, la musique et les chants peuvent être des outils de résistance au colonialisme :
Song also affects the agency of language, altering the way that it ‘means’, while silence on stage can be a forceful and effective manner in/through which to express a post-colonial discourse of alterity, difference, and autonomy. The careful redeployment of linguistic signifiers – such as tone, rhythm, register, and lexicon – can generate as much political resistance as the rewriting of history or the introduction of politically embedded properties to a stage (Gilbert et Tompkins 168).
Si une étude sur le silence se révèlerait être impertinente dans Protestants du fait de sa rareté dans l’œuvre, l’analyse de la musique à portée post-coloniale s’avère plus riche. A l’étude de la pièce, il ne nous aura point échappé la sensibilité de Welch pour l’art musical, notamment le gospel, le bluegrass, le blues et la musique country. En effet, l’auteur a choisi de ponctuer les interventions de son narrateur par des interludes musicaux, sans leur donner une fonction structurale particulière. Ainsi, si certaines chansons annoncent la scène suivante, ce n’est pas le cas pour d’autres. En revanche, les titres qu’il cite, directement inspirés de la musique afro-américaine pour la plupart, mettent particulièrement en lumière une volonté de se détacher des thèmes musicaux traditionnels d’Irlande du Nord. De la même façon, les instruments de musique qu’il nomme, tel le banjo (47), ne sont point les flûtes et tambours utilisés par les Orangistes protestants d’Ulster pour commémorer la victoire de Guillaume d’Orange sur les Catholiques. Cette stratégie répond donc à la nécessité de se détacher des représentations du protestantisme qui évoqueraient la violence. A travers cette insertion, Welch montre que le protestantisme est capable de transcendance musicale et d’ouverture.
Dans l’œuvre de Welch, la musique est également utilisée à des fins didactiques si l’on adopte un point de vue brechtien. Pour Brecht, la musique, qui n’illustre pas les scènes mais fait partie intégrante de l’action, a une résonance didactique dans la mesure où elle apporte découpage et fragmentation à l’œuvre afin de créer un effet de distanciation pour le spectateur. Brecht explique sa démarche expérimentale dans laquelle la musique occupe une place fondamentale en ces termes :
Another series of experiments that made use of theatrical effects […] led to the ‘Lehrstücke’, for which the nearest English equivalent I can find is the ‘learning-play’. [This includes] the use of music and of the chorus to supplement and vivify the action[s] on the stage […] so as to call for a critical approach, so that [the actions] would not be taken for granted by the spectator and would arouse him to think; it became obvious to him which were right actions and which were wrong ones. The learning play is essentially dynamic; its task is to show the world as it changes (and also as it maybe changed). (Brecht 79).
C’est pour cette raison que l’auteur inclut dès le début de la pièce la chanson de Van Morrison « Sometimes I feel like a Motherless Child » parmi d’autres mélodies de musique country, bluegrass et de gospel dont il ne cite pas les titres de manière systématique. Cette chanson, dont le titre rappelle l’importance des origines, thème dominant de Protestants, est interprétée par un musicien nord-irlandais dont les performances sont réputées pour être expérimentales. Ce titre peut jouer le rôle de fil conducteur au sein de la pièce dans la mesure où il évoque la spiritualité (il était un chant spirituel des noirs américains) et où il reprend le thème principal de la pièce sans l’illustrer. Un autre exemple pertinent dans le cadre de notre démonstration : l’inclusion d’une mélodie irlandaise, dont le titre est en gaélique, au beau milieu de l’intervention de Elizabeth 1ère. Welch incorpore « Ag Scaipendh na gCleiti » de Sean O Riada dans cette scène afin de créer un effet d’étrangeté, d’inattendu, visant à marquer la surprise du spectateur qui devra réagir. La musique est pour Brecht une façon de « faire sortir le spectateur du cours de l’intrigue, de dévoyer son attention. » (Banoun : 349). C’est ainsi que Welch l’utilise.
Le texte de Welch repose donc sur de multiples tensions. Le sujet ouvre la voie à la polémique, et la forme donne lieu au questionnement. Pourtant, le fond et la forme coïncident : ainsi nous trouvons de la cohérence au-delà des tensions et contrastes. L’objectif de l’auteur n’est pas de donner une définition du protestantisme. Selon Jane Coyle dans the Irish Times : « Protestants is not an end in itself. It is a provocative, mischievous spring board to wider discussion and debate, comparison and analysis » (Welch 73). C’est pourquoi, l’impact sur le public est très fort, la participation du public est vivement requise. Si l’expérience du protestantisme se fait de manière solitaire, la redéfinition de l’homme protestant doit se faire à l’aide du public pour Welch; la performance devant le public devient ainsi une technique de redéfinition à la fois du contenu et du théâtre. Ophelia Byrne considère que l’Irlande du Nord est entrée dans une nouvelle ère, post-conflit, annonciatrice de changements : « it is perhaps only now as Northern Ireland is beginning to move away from conflict that plays like this can perhaps be staged here, and that there is the space for them to emerge. » (Welch 69). Il est désormais possible d’inventer de nouvelles normes théâtrales inspirées de divers mouvements et théories pour le XXIème siècle en Irlande du Nord ; c’est pourquoi ces pièces expérimentales qui s’inscrivent au carrefour d’un discours post-colonial et néo-brechtien foisonnent aujourd’hui.
Works Cited
Dort, Bernard. Lectures de Brecht. Paris : Editions du Seuil, 1960.
—. « Le Réalisme épique de Brecht » Réalisme et Poésie au Théâtre, Conférences du Théâtre des Nations (1957-1959), Entretiens d’Arras (1958), Paris : Editions du Centre National de la Recherche Scientifique, pp.195-208.
Banoun, Bernard. « Brecht et la musique au théâtre. Entre théorie, pratique et métaphores ». In Etudes Germaniques, 63 (2008), 2, pp. 329-353.
Brecht, Bertolt, On Theatre. The Development of an Aesthetic. Edited and translated by John Willett, London : Methuen Drama, 1964.
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