Abstract
La présence de Mai 68 dans les médias d’aujourd’hui est encore vive et intense, ce qui révèle sans cesse sa force évocatoire malgré les décennies passées. Roland Barthes a défini la parole de Mai 68 comme « sauvage » en l’identifiant à l’événement même qui a marqué l’histoire française, d’où l’existence d’expressions et mots réhabilitant sa mémoire. En particulier, le monde médiatique semble s’emparer de cette parole pour tisser un réseau discursif autour de cet événement. L’objectif de cet article sera est l’étude de cette trajectoire discursive que cet événement historique et culturel a créé dans les médias contemporains : au plan méthodologique, l’accent est mis sur un corpus de textes médiatiques étudiés d’un selon les points de vue lexical, culturel et discursif. J’ai eu recours au concept de « lexiculture » de Galisson et à l’analyse des « mots évènements » de Sophie Moirand. Cette étude mène à des réflexions théoriques sur l’importance du lien entre culture, langue et médias sous l’enseigne de l’interdiscursivité et de la notion de « mémoire collective », ce qui permet de vérifier le constant dialogue entre ces trois « institutions » sociétales. Le résultat de ce travail est la confirmation non seulement d’une mémoire médiatique de Mai 68, mais aussi des mécanismes communicationnels et socio-discursifs qui résident dans la société et qui permettent aux individus de se reconnaître partie d’une seule « identité collective ».
Keywords: events and words, interdiscursivité, lexiculture, Mai 68, May 68, mémoire, memory, mots—événements, conversational interaction
« Il faut liquider l’héritage de Mai 68 » : est-ce possible aujourd’hui ? Ce phénomène historique semble être désormais enraciné dans la culture et l’histoire françaises, comme s’il était encore vivant dans l’imaginaire du peuple. Au cours des décennies, de nombreux écrivains ont vu Mai 68 comme une révolution langagière. La parole de Mai 68 devient « sauvage » et violente selon Barthes, qui voit dans cette période historique un événement essentiellement écrit : derrière l’écriture, un système de signes cachés engage à l’action. Les mots deviennent donc l’événement même. Aujourd’hui, une présence considérable d’expressions réhabilitant cette parole existe dans les textes médiatiques, en particulier dans des contextes qui ne concernent pas forcément un événement politique, ce qui ouvre la voie à une réflexion s’orientant autour de deux axes : d’abord, l’axe événement-langue-culture et, ensuite, l’axe culture-médias, notamment sur les enjeux discursifs et culturels qui dérivent de la médiatisation du phénomène. Mai 68 se prête bien à démontrer le lien entre culture, histoire et médias sous l’enseigne de l’interdiscursivité et du concept de « mémoire collective », et permet d’observer les mécanismes communicationnels se cachant derrière un événement qui a relevé du social, du politique et du culturel. De fait, le but de ce travail est de définir les réseaux discursifs que cet événement crée dans les textes médiatiques, résultat d’une rencontre, à l’époque déjà intime et solide, entre langue et culture. Mai 68 devient ainsi le référent, peut-être voilé et inconscient, des textes pris en considération qui ne cessent pas d’évoquer le pouvoir évocatoire de sa parole. Dans ce travail, je vais analyser huit palimpsestes verbo-culturels, tirés de différents sites Web, selon le modèle de la lexiculture de Robert Galisson puis un corpus de cinq articles de presse, selon la méthodologie des mots-événements de Sophie Moirand, deux méthodologies actuelles qui confirment le lien entre langue, culture et médias, les uns étant le miroir des autres.
1. Les palimpsestes verbo-culturels de Mai 68 : une analyse lexi-culturelle des médias
Dans cet article, le mot-clé « événement » est presque un synonyme du mot « parole », d’où mon attention à la lexiculture, qui représente l’une des méthodologies de recherche les plus actuelles permettant d’analyser la culture d’une communauté, justement, par son système sémiotique, c’est?à?dire le langage. Galisson définit les expressions que nous prenons en considération ici comme des « palimpsestes verbaux » obtenus par la « délexicalisation » de l’énoncé de base et sa substitution par un « sur?énoncé », devenant ainsi des révélateurs culturels, donc des « palimpsestes verbo-culturel » (P.V.C.). Seul celui qui vit dans la même « sémiosis sociale » peut les reconnaître, d’où l’existence d’une « identité collective » qui « possède le mystérieux pouvoir d’agréger, de solidariser, d’aider à vivre ensemble des individus qui se reconnaissent en elle (implicitement, ou explicitement)[1] ». Dans la société française, Mai 68 semble ne pas être tombé dans l’oubli[2] et de nombreux interlocuteurs partagent encore sa mémoire… discursive. Cette section propose une analyse lexicale de huit de ces P.V.C.
- « Sous LE PAVÉ… (la page) »
Il s’agit titre d’un site Web d’une coopérative dont le but est l’éducation populaire, enjeu d’éducation au politique et au social. Elle enseigne à « prendre conscience de l’importance de se révolter » et de « s’entendre sur les mots[3] ». Le P.V.C. dérive du sous-énoncé « sous les pavés, la plage », par une délexicalisation avec filiation phonique et avec modification par suppression phonémique (plage à page). On remarque une transformation du nom, du pluriel au singulier, et du caractère graphique conférant de l’importance au terme « pavé », ainsi qu’une substitution d’un nom commun à un autre (plage à page); les points de suspension et les parenthèses sont ajoutés. Bien plus, il faut remarquer la polysémie du terme « pavé » (défini de façon dépréciative comme un gros livre), à partir de laquelle un jeu de mot s’établit. Le « pavé » fait appel à la « page », créant une synecdoque et véhiculant le message principal de l’association : l’éducation populaire pour créer les bases de la compréhension du monde capitaliste afin de le démanteler, en donnant importance aux « pages de la vie » de chaque citoyen.
- « Sous les pavés, Libé… mais sous la pluie, rien de nouveau »
La source médiatique de ce P.V.C. est un article du 18 avril 2008, « France Inter célèbre Mai 68… à sa manière »[4]. Il s’agit de sous?titres à deux paragraphes de l’article. Les sous-énoncés en question sont « sous les pavés, la plage » et « rien de nouveau sous le soleil ».Ce palimpseste est fort intéressant, car on peut l’interpréter de deux façons. Si on le considère comme une expression unique, alors il s’agit d’un palimpseste-amalgame qui mélange les deux sous-énoncés ci-dessus, tandis que si on les considère comme deux palimpsestes séparés, les remarques à faire sont multiples. Le premier est une modification de l’originel par une délexicalisation sans filiation phonique et avec déstructuration syntaxique : le nom commun est remplacé par un nom propre (plage à Libé), abréviation de Libération. Le deuxième est toujours une delexicalisation, sans filiation phonique et sans déstructuration syntaxique, mais avec une inversion des syntagmes par rapport à l’expression originelle, créant ainsi un parallèle avec le palimpseste précédent. Or, puisque la lexiculture nous permet de jouer avec les mots, pourquoi ne pas voir dans le célèbre « nihil novi sub sole », en français « rien de nouveau sous le soleil », une source d’inspiration qui arrive à Bernard Cousin pour créer son slogan, « sous les pavés, la plage » ?
- « Sous les pavés, des bulles »
La source médiatique de ce P.V.C. est une émission télévisée sur Mai 68, diffusée sur Public Senat le 2 mai 2008. Le sous-énoncé est encore une fois « sous les pavés, la plage », transformé par une délexicalisation sans filiation phonique et sans déstructuration syntaxique, vu que le nom « plage » est remplacé par un autre nom de la même catégorie, « bulles ». La seule différence est dans le nombre et dans le partitif qui suggèrent l’idée d’une quantité considérable et indéfinie, en opposition à l’idée de la « plage », déterminée et définie. Au-delà des déterminatifs employés, les deux énoncés jouent sur leur signification connotative : le sous-énoncé définit le caractère imaginaire et lyrique de Mai 68, alors que le P.V.C. renvoie, par une relation métonymique, à la création des bandes dessinées auxquelles l’émission télévisée a consacré un Spécial Mai 68. Les bulles représentent donc les BD ressorties de l’action à la fois révolutionnaire et poétique déroulée sur la rue, dont le pavé est le symbole. Il faut donc remarquer un même rapport symétrique des énoncés aux niveaux non seulement linguistique et grammatical, mais aussi au niveau de la signification, ce qui exige un travail d’abstraction et d’imagination, rappelant toujours l’atmosphère de Mai 68.
Dans cette catégorie il y a d’autres P.V.C., comme « sous les pavés la terre », « sous les pavés, le design », « sous les pavés, la grève » ou « sous les pavés, l’underground ».
- « Pour consommer sans entraves »
Ce P.V.C. se retrouve dans un article intitulé « Que reste-t-il de 68 ? » dans Le nouvel Observateur. Il contient un entretien avec Daniel Cohn?Bendit et Luc Ferry, écrit le 17 janvier 2008 et inséré dans un dossier spécial sur Mai 68.Le sous-énoncé est« pour jouir sans entraves », qui subit une délexicalisation sans filiation phonique et sans déstructuration syntaxique. Le verbe « jouir » est remplacé par un mot de la même catégorie grammaticale, c’est?à-dire le verbe « consommer ». Et c’est à partir de ce verbe que l’on peut saisir la critique que Luc Ferry lance envers les événements de Mai 68, qui ont été pour lui « la première grande libération de la société de consommation de masse ». Le P.V.C. s’insère en effet dans un cotexte qui révèle un ton plus que critique sur le concept de « consommation », créant des champs sémantiques opposés, celui de la « destruction » et celui de la « révolution ». Du dernier font partie les mots « mouvement », « valeurs », « libération » et « lutte », alors que du premier font partie les termes « casser », « destruction » et « déconstruction ». De plus, il faut noter que le sème « libération » pourrait appartenir aux deux champs sémantiques, mais sa collocation dans la structure de la phrase confirme la critique de l’énonciateur, Luc Ferry, associant au terme « libération » une idée négative. De fait, si Mai 68 a toujours été défini comme un mouvement de libération des valeurs culturelles et morales, pour Ferry il s’agit d’une « libération de la société de consommation de masse » ou encore d’« une révolution de futurs consommateurs qui changeront de portable tous les six mois ». La phrase en question est ainsi structurée :
Mai 68 a été un mouvement non pas de lutte contre la société de consommation, mais la première grande libération de la société de consommation de masse.
À travers la rhétorique de la négativité et la particule adversative, Luc Ferry oppose deux idées contrastantes : ce que Mai 68 aurait dû être, c’est?à?dire une « lutte contre » la consommation de masse, et ce qui au lieu se serait réellement passé, c’est?à?dire une « libération » de la consommation de masse.
Ce n’est donc pas un hasard si l’émetteur change le verbe « jouir » avec le verbe « consommer », conférant au slogan un ton de moquerie et de critique.
- « La culture c’est la chienlit »
Il s’agit d’un slogan tiré d’une photo d’un blog personnel qui se réfère à une manifestation de protestation de la part des Verts contre une émission de télé?réalité dans le troisième arrondissement de Paris, « Star’ac »[5]. Le sous-énoncé « la chienlit, c’est lui » est transformé par une délexicalisation sans filiation phonique et sans déstructuration syntaxique dans la première partie de l’énoncé. Ainsi, le nom commun « chienlit » est remplacé par un nom de la même catégorie, « culture », tandis que, dans la deuxième partie, on assiste à une déstructuration syntaxique par laquelle le pronom « lui » est remplacé par un nom commun « chienlit ». Entre le sous-énoncé et le P.V.C., un chiasme se crée, changeant d’ordre les termes de l’expression : dans la source, c’est le terme « chienlit » qui est mis en évidence en incarnant la figure de Charles de Gaulle, à l’époque critiquée par les soixante-huitards, tandis que dans le P.V.C. le terme en évidence est la « culture » considérée après comme « chienlit ». Ce rapprochement est une évidente dénonciation de ce type d’émission, (de télé?réalité), proposée comme « culturelle » mais qui en réalité est l’exaspération de la société de consommation contemporaine. Bien évidemment, le procédé, tout à fait ironique, utilisé par les énonciateurs est basé sur l’antiphrase : ils affirment le faux pour sous?entendre leur critique féroce d’un type de « culture », jugée déviante, et contre ses partisan. Ce sont ces derniers qui auraient transformé la culture en une mascarade, une véritable « chienlit ».
Dans cette catégorie, il faut rappeler aussi l’expression « La chienlit, c’est Sarkozy ».
- « L’imagination prend la Bastille »
C’est le titre d’un reportage sur la marche pour une sixième République[6]. Le sous-énoncé « l’imagination prend le pouvoir » est reformulé par une délexicalisation sans filiation phonique et avec déstructuration syntaxique d’un nom commun à un nom propre, indiquant une institution publique. La Bastille est interprétée par l’historiographie comme un symbole historique de liberté et de révolution. Au moment de la Révolution française, elle symbolisait le pouvoir despotique du Roi, qui l’employait comme prison. Le 14 juillet 1789, le peuple français l’occupe et la détruit, d’où la célébration de ce jour comme fête nationale. Malgré sa destruction, le mythe de la Bastille existe aujourd’hui encore, constituant donc une mémoire à la fois historique et discursive, et très forte puisqu’on parle de révolution. Dans ce reportage, en fait, on prépare une marche symbolique vers la « Bastille », donc vers la liberté, et les instruments les plus utilisés sont les slogans, réhabilitant le style de Mai 68, tels que « Nous, on peut », « J’ai des mots à faire défiler », ou le titre de l’émission.
- « Obama, nous sommes tous des Oussama »
La source médiatique de ce P.V.C. est un article de Libération datant du 14 septembre 2012, écrit à la suite d’une tentative d’assaut de l’ambassade américaine à Tunis par des salafistes protestant contre le film américain « L’innocence des Musulmans »[7]. Ce palimpseste donne le titre à l’article, mais c’est aussi un slogan crié par un manifestant lors de l’assaut.
Le célèbre sous-énoncé en question est « nous sommes tous des juifs allemands » qui subit une délexicalisation sans filiation phonique et avec déstructuration syntaxique, de fait la modification voit le passage d’un adjectif (dans ce cas deux, « juifs » et « allemands ») à un nom propre, « Oussama ». De plus, il y a des transformations ultérieures dans l’énoncé : les énonciateurs ajoutent à leur slogan le nom propre, Obama, président de l’Amérique qui rime avec Oussama, prénom de Ben Laden, en créant une rime interne et donnant une structure circulaire à l’énoncé.Le cri de solidarité que les soixante-huitards avaient crié à Daniel Cohn?Bendit se transforme en un cri de révolte et de défense de leur religion de la part des Musulmans salafistes[8]. Ce slogan évoque toujours une idée d’union et de solidarité qui peut s’élargir bien évidemment au journaliste qui l’a d’ailleurs choisi comme titre de son article. Outre la provocation faite réellement par les Musulmans contre les Américains, je pourrais y voir aussi la solidarité de certains Français, en premier le journaliste et le journal Libération, s’exprimant contre l’islamophobie.
Suivant cet exemple, je peux citer aussi « Nous sommes tous des Arabes[9] », « Nous sommes tous la France[10] » et « Nous sommes tous Américains[11] ».
- « Nous sommes là pour boire »
Il s’agit d’un slogan pour la campagne publicitaire du vin de la région Languedoc-Roussillon, l’une des plus grandes productrices de vins au monde, par la vaste extension de son vignoble totalisant une surface de 40 000 hectares.Le sous-énoncé « Nous sommes le pouvoir » est modifié par une délexicalisation avec filiation phonique et avec modification par fragmentation morphemique basée sur une assonance entre le mot « boire » et le syntagme « là pour boire ».Au niveau linguistique, l’énoncé évoque une masse, désignée par le déictique subjectif « nous », prête à l’action, à l’acte de boire : le ton du P.V.C. transmet une idée d’exigence qui, hors de parallélisme, peut vouloir faire l’éloge de la qualité du vin très demandée et mettre en évidence la grandeur, en termes d’extension physique aussi, de la production de vin, tout cela souligné par ce jeu phonique basé sur l’assonance entre le verbe « boire » et le terme « pouvoir ».
Sans être en mesure de donner une quantité considérable d’exemples, mais du moins satisfaisante pour le but établi, je peux constater que les expressions liées à Mai 68 sont nombreuses : en particulier, me fait réfléchir la provenance de ces P.V.C. soit dans des sites Web reconnus et officiels, soit dans des journaux plus périphériques ou bien des blogs personnels, ce qui confirme l’actualité de l’événement, malgré les décennies passées. Il a pénétré dans la culture des Français, puisqu’il fait partie d’une étape sociale et historique fondamentale pour l’Hexagone. Évidemment, Mai 68 est non seulement descendu dans la rue, mais il y est resté! Bien plus, selon le deuxième axe de ma réflexion, qui essaie de saisir le lien entre culture et médias, ces derniers sont vus comme porteurs de réalité sociale et donc de bagage culturel et historique de chaque peuple. Les P.V.C. en sont un exemple significatif.
2. Mai 68 et sa mémoire discursive dans les médias : les mots-événements
À propos du lien entre culture et médias, Sophie Moirand, soulignant l’importance du concept de « culture partagée », a postulé l’existence d’une « mémoire des mots » « voyageant aucours du temps, d’une communauté à une autre et d’une époque à une autre » selon l’orientation dialogique de Bakhtine, et que « tout membre d’une collectivité parlante ne trouve pas des mots neutres libres des appréciations ou des orientations d’autrui, amis des mots habités par des voix autres[12] ». Dans un autre travail, la chercheuse insiste sur le fait que les mots définissent l’événement et l’inscrivent dans un imaginaire commun grâce à la fonction des médias :
Ce ne sont pas les interlocuteurs qui interagissent directement dans la presse, mais les textes, les énoncés, les mots eux-mêmes, les titres, les photos, les dessins de presse, avec les discours qu’ils transportent, ceux qu’ils anticipent et ceux qu’ils rencontrent sur l’aire de la page… Les discours des médias sont essentiellement des discours « médiateurs » d’autres discours[13].
Elle nous montre la force énonciative des textes médiatiques et leur interdisciplinarité, car on peut étudier les textes d’un point de vue non seulement linguistique, mais culturel et sociologique. Charaudeau a postulé l’existence d’un modèle socio-communicationnel du discours où existe un « contrat médiatique[14] » basé sur « l’information » et la « captation » liant le texte au lecteur : le texte médiatique doit informer et en même temps capturer l’attention de son lecteur par l’emploi d’un langage, dirions-nous, « séduisant » qui fasse appel à un imaginaire, culturel et linguistique, collectif. L’approche de la chercheuse Moirand, soutenue par les thèses du professeur Charaudeau, se prête donc bien à l’analyse du langage de Mai 68 qui a envahi le domaine médiatique et qui révèle la complexité non seulement du discours médiatique même, mais des mécanismes socio-culturels qui en dérivent. L’événement Mai 68 est repris dans la presse d’aujourd’hui imposant sa majesté historique à travers un fonctionnement intertextuel, confirmant encore une fois le pouvoir de la parole sauvage, agissante et révolutionnaire qui encore au XXIe siècle ne cesse de faire irruption dans la vie sociale de l’Hexagone.
Dans cette partie, j’analyserai un corpus de cinq articles de presse, évidemment groupés autour du moment discursif de Mai 68 dont l’air se fait sentir au long des textes à travers les mots-événements. Ils datent de 2007 à 2012 et ils concernent des sujets d’actualité variés.
2.2 Analyse du corpus
Le premier article, écrit en 2007 et paru dans Le monde diplomatique,explique le scénario du documentaire « LIP, l’imagination au pouvoir » sur un mouvement ouvrier en avril 1973. Bien évidemment, le contenu se prête à la réhabilitation, presque spontanée, dirions-nous, des mots?événements de Mai 68 : de fait, l’annonce des licenciements de l’usine LIP déclenche la révolte où les acteurs principaux sont les ouvriers, les syndicats et les patrons, et qui mieux que ceux-ci peuvent réhabiliter la mémoire de Mai ? Au cours du texte, l’auteur semble utiliser des mots qui attestent son savoir sur Mai 68, comme « grève », « camarades », « ouvriers », et de certaines expressions aussi, notamment « tout est possible » rappelant l’atmosphère de rêverie et de lutte soixante?huitarde. Au premier paragraphe, on lit :
le syndicaliste ouvrier Charles Piaget se montre hostile à la grève. Il préfère que ses camarades freinent le rythme des machines et celui des mains ; mais« ils avaient tellement les cadences dans la peau que c’était pas possible de ralentir ». Ils arrêtèrent de travailler dix minutes par heure.
L’image du rythme des « machines » et des « cadences » incessantes n’est?elle pas un écho direct aux revendications des ouvriers de l’époque ? Les mots deviennent donc symbole d’intertextualité d’un slogan soixante?huitard « BRISONS LES VIEUX ENGRENAGES » : il rappelle l’image des engrenages qui roulent sans cesse et écrasent l’homme. Les « usines », au centre de la contestation de Mai, reviennent au cours du texte à côté d’un autre slogan, « tu n’as pas besoin de lui », se référant au « patron » qui, avec « l’ouvrier » et les « camarades », définissent les acteurs concernés dans ce type d’événement. Ce qui est intéressant, selon mon interprétation, c’est la présence d’une phrase que l’auteur a voulu mettre exprès pour stimuler la mémoire du lecteur envers Mai 68, c’est?à?dire « y compris sur les plages ». L’extrait se poursuit ainsi :
Que faire de toutes ces montres ? On décide de les vendre et de remettre en route l’usine pour en produire de nouvelles, cette fois sans patron (« tu n’as pas besoin de lui »). La vente est un énorme succès, y compris sur les plages.
Il est évident que les montres de l’usine LIP à Besançon ne sont effectivement pas vendues sur les plages, (même si personne ne pourrait l’empêcher !); par contre, leur image m’a spontanément renvoyée au célèbre slogan « sous les pavés, la plage » et à la rêverie et à la puissance que les soixante-huitards confiaient au pavé, leur symbole de révolte, ce qui donne une identité culturelle au texte.
L’idée de rêverie mène à un autre article qui tisse un réseau de mots?événements sur Mai 68. Déjà le titre, « Sur les pavés, le pochoir », considéré lui-même comme un P.V.C.[15], plonge le lecteur dans cette « sous-culture » : la proposition « sur », renvoyant à la superficie du pavé, confirme l’idée de matérialité et de créativité, puisque l’article suggère des techniques pour dessiner sur les murs et décorer la rue. D’où l’emploi du terme « pochoir », l’instrument privilégié par l’illustratrice Keri Smith et auteure du guide Réveillez la rue! Idées, astuces et outils pour embellir le quotidien. Si, dans l’énoncé?source, le pavé est lié à la plage par une dimension presque onirique, dans le P.V.C. sa signification réside pour la plupart dans sa dimension dénotative : le pavé est au service d’un instrument concret, le « pochoir », qui déclenche de toute façon l’imagination et encourage les gens à pratiquer l’art de la rue. Le titre du livre renvoie donc à Mai 68 et à l’endroit le plus « massacré », c’est?à?dire la rue. D’autres désignations, comme par exemple « graffiti », « murs », « imagination » et « beauté ». Évidemment, ce dernier me rappelle le célèbre slogan, « la beauté est dans la rue ». Cette forme verbale s’unifie à d’autres au cours du texte, comme par exemple « créer de la beauté », « disséminer de petits mots poétiques » et enfin le titre même du livre « réveillez la rue », ce qui désigne le moment discursif de Mai 68 et en particulier son aspect à la fois lyrique et réactionnaire.
Cet aspect est repris dans un autre article tiré de Libération et publié le 20 mars 2010, « La jeunesse kurde prend le maquis[16] », où reviennent les mêmes acteurs des articles précédents, comme par exemple « camarades » et « jeunes », ainsi que d’autres mots?événements qui désignent Mai 68, à savoir « actions », « cocktails Molotov » ou « guérilla ». Dans ce cas aussi, il s’agit d’un P.V.C. dont le sujet est repris dans l’image de « jeunes camarades » qui rejoignent la guérilla kurde pour prendre le maquis. Il est intéressant de remarquer que non seulement le journaliste réhabilite l’imaginaire de Mai 68, notamment dans le titre de l’article, mais les témoignages des jeunes manifestants confirment l’idée que derrière chaque action révolutionnaire le souvenir de Mai 68 est bien fort, d’ailleurs les mots le confirment. En guise d’illustration, voici des extraits de l’article en question :
« Mon fils a 14 ans. De temps en temps, il participait avec ses camarades de classe aux manifestations dans le centre?ville. Il ne parlait pas beaucoup avec nous. Un soir, il n’est pas rentré à la maison. On était inquiets. Je suis allé voir ses camarades et on m’a informé qu’il était parti avec un groupe d’une trentaine d’autres jeunes »,raconte un fonctionnaire de Diyarbakir, la capitale du sud?est de la Turquie.
L’une des entrées du mot « camarade » dans le dictionnaire implique aussi l’idée d’un groupe solide et compact de gens[17]; on lit dans le texte que ces jeunes se nomment « Jeunesse » et qu’« ils détestent les journalistes et affirment « s’exprimer dans des actions avec cocktails Molotov et non dans les salles de conférence de presse ». Ce témoignage sous?entend aussi l’idéologie de Mai 68 qui oppose les actions de rue aux « salles de conférence » typiquement bourgeoises et ce n’est pas un hasard si le journaliste nous explique que l’origine de ces jeunes est justement bourgeoise, sous l’exemple des soixante-huitards.Dans un autre article, « Comment les conflits sociaux minent l’Afrique du Sud », publié dans Challenge le 31 août 2012, et traitant des conflits sociaux dans l’Afrique du Sud, apparaissent les mêmes mots?événements, comme « camarades » et « pavé » à côté d’autres nouveaux termes, par exemple « gréviste », « réformes » et « revendications », et d’expressions métaphoriques, notamment « nombre de salariés battent le pavé en dansant et en chantant leurs revendications ». Les acteurs de l’événement, « salariés », et les termes « pavé » et « revendications », avec les actions verbales « danser » et « chanter », sont une référence évidente à l’atmosphère de Mai. Bien plus, l’article se conclut par un témoignage d’un manifestant qui ressemble au ton des slogans soixante-huitards, on lit « Ils nous ignorent », où l’opposition des pronoms « ils » et « nous » est une constante que l’on trouve souvent sur les murs parisiens à l’époque et derrière laquelle se cache une opposition sociale entre la bourgeoisie, définie par le déictique objectif « ils », et le prolétariat qui se fortifie dans l’action collective et intime du « nous ». L’imaginaire de Mai revient dans deux autres articles, « Grève générale en Grèce contre la rigueur », tiré de Challenge et publié le 11 mai 2011, et « Grèce : manifestations et débrayages contre le nouveau train de rigueur », publié dans l’Express le 12 septembre 2011 concernant la crise et les protestations en Grèce. Ici, les mêmes mots?événements apparaissent, notamment « cocktail Molotov », « pavé », « grève » et « manifestation ». En particulier, l’expression « battre le pavé » est présente dans le sous?titre du premier, « Des milliers de manifestants ont commencé à battre le pavé » et dans le deuxième, « les médecins, dont les salaires sont menacés de nouvelles réductions, et les enseignants dénonçant la grande misère de l’éducation publique, ont aussi battu le pavé mercredi pour dénoncer le nouveau tour de vis ». Le pavé, emblème de la révolte, revient comme outil principal dans toutes les manifestations et il est associé à l’image de la rue. Dans le deuxième article, l’expression verbale « descendre dans la rue » apparait dans le contexte de lutte sociale et de sauvegarde des droits personnels. Bien plus, l’article relate les « banderoles » qui ont dominé la manifestation de la Grèce, à savoir « Ils nous poussent vers l’extrême pauvreté » où l’opposition connotative des déictiques objectifs et subjectifs revient, ou encore « Santé gratuite pour tous » et « Non au bradage de la patrie », rappelant le style sec et direct de la parole « sauvage ». Ainsi, la structure énonciative semble?t?elle être reprise dans ce mouvement discursif réhabilitant la mémoire de Mai 68, ce qui permet de pousser l’analyse de la chercheuse Moirand à un niveau supérieur, car ce ne sont pas seulement les mots qui deviennent événements, mais les tournures discursives mêmes qui acquièrent le mouvement de l’énonciation soixante-huitarde.
En conclusion, je peux bien affirmer l’existence d’une mémoire collective et d’une culture partagée réveillant le souvenir de Mai 68 : tous les médias ont recours à cet imaginaire bien vivant chez les Français qui ne cesse jamais de surprendre et surtout d’exprimer la « rage » et l’action des manifestants, car tous les mots?événements dans les articles pris en considération confèrent à leur contenu une touche révolutionnaire et rêveuse à la fois, typique de Mai 68. Ce qui frappe, c’est la diversité des articles contenant ce souvenir. Le pouvoir des mots et leur force ne s’obscurcit jamais : non seulement les murs avaient parlé en Mai 68, mais même aujourd’hui ils font parler les textes créant un véritable dialogue dans les médias qui suit le chemin naturel de la mémoire et de la culture.
Footnotes
- Robert Galisson, Les palimpsestes verbaux : des révélateurs culturels remarquables, mais peu remarqués, ELA, n° 97, 1995, p. 44.
- Galisson même en classifie un, « sous le clavier, la page », dans la catégorie des slogans politiques véhiculant la culture « culturelle ».
- http://www.scoplepave.org/conf_incul_1_vid.php
- http://www.infoguerre.fr/.
- http://www.flickr.com/photos/hughes_leglise/2895893064/
- http://www.placeaupeuple2012.fr/le-18-mars-limagination-prend-la-bastille/
- http://www.liberation.fr/monde/2012/09/14/a-tunis-obama-nous-sommes-tous-des-oussama_846511
- Dans l’article on aperçoit en fait la rage et la solidarité des manifestants à travers les mots employés, parmi lesquels les déictiques ‘notre’ et ‘nous’, répétés plusieurs fois, qui confirment l’affirmation stative et collective du titre, un slogan proféré par un groupe de manifestants.
- http://www.lepoint.fr/actu-science/histoire-de-l-homme-nous-sommes-tous-des-arabes-27-01-2012-1424481_59.php
- Francois Durpaires, Nous sommes tous la France, Essai sur la nouvelle identité française, Paris, Philippe Rey Editions,2012
- http://www.lemonde.fr/idees/article/2007/05/23/nous-sommes-tous americains_913706_3232.html
- S. Moirand, L’impossible clôture des corpus médiatiques. La mise au jour des observables entre catégorisation et contextualisation, publié dans Revue Tranel (Travaux neuchâtelois de linguistique), n° 40, 71-92, 2004, p. 81.
- S. Moirand, Responsabilité et énonciation dans la presse quotidienne : questionnements sur les observables et les catégories d’analyse, dans Semen [En ligne], 22 | 2006, mis en ligne le 16 mai 2007, p. 14
- P. CharaudeauL’événement dans le contrat médiatique, Dossiers de l’audiovisuel n°91, La télévision de l’événement, La documentation française, Paris, mai-juin, 2000. En ligne http://www.patrick-charaudeau.com/L-evenement-dans-le-contrat.html
- Le sous-énoncé en question est Sous les pavés, la plage modifié par une délexicalisation sans filiation phonique et sans déstructuration syntaxique.
- Le sous-énoncé en question est « l’imagination prend le maquis »par une délexicalisation sans filiation phonique et sans déstructuration syntaxique.
- Dernière définition du mot dans le dictionnaire en ligne Larousse : « Membre du parti communiste, socialiste, ou d’un syndicat ouvrier (sert aussi d’appellatif entre les membres de ces partis ou syndicats). »
Works Cited
Barthes, Roland. « L’écriture de l’événement », Communications, n° 12, 1968, p. 108‑112.
Charadeau, Patrick.« Les stéréotypes, c’est bien. Les imaginaires, c’est mieux », dans Boyer H. (dir.), Stéréotypages, stéréotype: fonctionnements ordinaires et mises en scène. Paris, L’Harmattan, 2007. En ligne http://www.patrick-charaudeau.com/Les-stereotypes-c-est-bien-Les.html
Galisson, Robert. « Les palimpsestes verbaux : des révélateurs culturels remarquables, mais peu remarqués… », ELA, n° 97, 1995, p. 104‑128.
Moirand, Sophie. « Responsabilité et énonciation dans la presse quotidienne : questionnements sur les observables et les catégories d’analyse », Semen, 22, 2006 [En ligne]. Mis en ligne le 16 mai 2007, consulté le 24 mars 2013.
Moirand, Sophie. « L’impossible clôture des corpus médiatiques. La mise au jour des observables entre catégorisation et contextualisation», Revue Tranel (Travaux neuchâtelois de linguistique), n° 40, 2004, p. 71‑92.
Pierre, Nora. « L’événement monstre », Communications, n° 18, 1972, p. 162‑172.