« Notre activité suppose toujours l’intelligence d’autres personnes ; une bonne partie du bonheur humain consiste à ressentir des états d’âme étrangers. Le sens historique permet alors à l’homme moderne d’avoir présent à l’esprit tout le passé de l’humanité ; grâce à lui, l’homme franchi les limites de son propre temps et plonge son regard dans les civilisations passées » (William Dilthey Le monde de l’esprit, Paris, éditions aubier, 1947, p. 319)
Introduction. Définir une actualité[1]
Dans son essai sur Qu’est-ce que les lumières de Kant, le philosophe Michel Foucault définit la modernité non comme une période chronologiquement déterminée, mais comme un certain « mode de relation à l’égard de l’actualité »[2]. Si elle est une attitude singulière déterminée par une certaine épistémè, alors la pratique patrimoniale qui s’y développe doit pouvoir être caractérisée comme telle[3].
La question du patrimoine renvoie en fait à trois caractéristiques essentielles de toute actualité, qui sont relativement peu étudiées par Foucault : le rapport au passé, au futur et au territoire. Si une des problématique centrale de toute épistémè est son rapport à l’autre, elle ne renvoie pas nécessairement à celle de la norme étudiée par Foucault, mais également d’un côté à ce que l’historiographe François Hartog nomme un régime historicité[4] et en même temps à ce que l’on pourrait appeler une topographicité. L’enjeu est de considérer les limites extérieures, historiques et géographiques de l’actualité, ainsi que les logiques identitaires qui y président.
1. La forme patrimoniale du patrimoine : inclure le passé dans le progrès
Définir le patrimoine comme moderne, ainsi que le font la plupart des historiens, implique que son rapport au passé soit fondé sur l’idée de progrès qui caractérise l’épistémè moderne[5]. Cette idée peut-être définie comme l’intégration dans une totalité des évènements passés considérés comme étant l’histoire du présent dont ils sont les éléments[6]. Il ne s’agit pas de suggérer un évolutionnisme empirique mécanique, mais de voir comme le fait par exemple Kant dans les évènements passés compris depuis le point de vue du présent des raisons de croire en la réalisation d’un idéal moral qui est la finalité de l’espèce humaine[7]. Une telle conception implique deux conséquences : le fait que le présent ne soit pas la répétition du passé, et que celui-ci soit déterminé comme irrémédiablement passé et la mise en avant du présent sur le passé.
Ces exigences correspondent aux valeurs que l’historien de l’art Aloïs Riegl nomme respectivement d’ancienneté et historique qui peuvent être considérées comme caractérisant le patrimoine. Le monument ancien marque le temps écoulé, et inscrit la séparation radicale entre le présent et le passé[8]. Au contraire, le monument historique intègre le passé au présent. Chaque évènement passé est reconnu comme stade antérieur de l’activité présente de sorte qu’il est intégré à l’histoire du présent[9]. Selon la logique de la culture matérielle, le monument dit quelque chose de son milieu historique d’origine qui peut-être compris au présent dans la mesure où il est compris à travers un cadre d’interprétation lié aux intérêts et préoccupations présentes.
Le passé est rendu disponible[10] pour le présent et c’est dans cette mesure qu’il peut être connu[11]. Sans cette valeur, les monuments ayant une valeur d’ancienneté resteraient dans une étrangeté radicale. Il est possible de considérer que, pour que les marques de destruction soient reconnues comme telles, il faut qu’elles le soient de quelque chose d’identifié comme ayant eu un état achevé avant sa destruction[12]. Pour que la ruine renvoie à une dégradation, elle doit d’abord renvoyer à cet état. Si la valeur historique peut exister sans la valeur d’ancienneté, la réciproque ne semble pas vraie. C’est en ce sens que le muséologue Jean Davallon conclut à une complémentarité qui caractérise la démarche patrimoniale, même s’il remarque une hésitation de Riegl à ce sujet[13]. La démarche patrimoniale ne serait pas dominée par la valeur d’ancienneté[14]. D’un côté, l’élément patrimonial porte les marques du passé et, en même temps, il est compris au présent. C’est cette démarche qui caractérise d’une manière générale toute prise en charge d’une « vraie chose »[15] par ce que le philosophe Jean-Louis Déotte nomme la suspension muséale[16]. En ce sens, s’il obéit à des procédures et a des pratiques différentes, le musée s’inscrit dans la même historicité que le patrimoine articulant rupture et intégration du passé. L’organisation des musées d’histoire reproduit largement l’intégration des différents éléments dans la totalité linéaire de la progression chronologique jusqu’au présent dont ils font partie de l’histoire[17].
Cette dialectique entre ancienneté et historicité reprend la logique de la connaissance historique telle que l’a théorisée l’historien Michel de Certeau. Il montre que l’historiographie établit dans le même temps un travail de séparation et de connaissance dans la mesure où elle est connaissance d’un passé définitivement et irrémédiablement révolu[18]. Il semble que ce soit également la logique du patrimoine caractérisé à la fois par sa détermination comme provenant d’un passé révolu et en même temps comme appartenant à l’histoire du groupe social qui le reconnaît comme tel. Cette dialectique peut sembler consubstantielle à l’idée moderne de progrès supposant à la fois que les évènements passés soient séparés de l’actualité, afin d’établir une différence entre les différents stades du progrès, et qu’ils s’y intègrent, afin de les comprendre comme moments du progrès.
Si la logique patrimoniale se distingue de la logique historienne dans la mesure où elle ne prétend pas produire une connaissance scientifique[19] et propose un savoir qui peut être seulement sentimental et non cognitif, les deux démarches s’inscrivent dans une direction commune[20]. Dans les deux cas, en tant que passés les évènements sont considérés comme objectivement déterminables, et en tant qu’historiques ils peuvent être intégrés dans une chronologie totalisante menant au présent qui en est l’aboutissement.
Les évènements passés prennent sens par rapport au présent. L’historicité dans laquelle s’inclut l’activité patrimoniale serait essentiellement ce qu’Hartog nomme un présentisme dans la mesure où elle assume le fait que le passé soit subsumé par le présent[21]. Même dans sa dimension d’ancienneté, s’il marque une rupture, c’est cette rupture et les différences avec le présent qui définissent le passé comme tel, et non ses qualités propres. En un sens, le présent est étendu vers le passé qui s’inclut dans son histoire.
Cependant, pour Hartog, le présentisme ne caractérise pas la modernité, mais l’historicité qui lui succède. Cette différence d’analyse semble venir d’une différence majeure entre son objet et le patrimoine – qui a en un sens fondé celle, théorisée par exemple par le sociologue Maurice Halbwachs et l’historien Pierre Nora[22], entre d’un côté l’histoire réputée rendre compte de ce qui se serait véritablement passé, et d’un autre côté la mémoire et le patrimoine jugés anachroniques parce que présentistes. Si Riegl analyse dès le XIXème siècle le savoir sur le passé induit par les monuments comme étant produit par les intérêts et le point de vue présent, la démarche historienne est au même moment dominée par l’historicisme. Ce dernier se caractérise, comme le patrimoine ou l’histoire présentiste contemporaine, par un rapport savoir sur le passé irrémédiablement passé[23]. La différence majeure est dans la prétention de l’historicisme à écrire ce qui c’est véritablement passé. Sont déduites du passé des règles historiques qui ont pour fonction d’instituer un élan créateur projetant le présent dans un futur qui s’il est incertain, est à construire pour poursuivre le progrès dont le présent ne serait qu’un moment au même titre que les évènements passés[24]. La démarche patrimoniale s’oppose à cette logique et correspond à une conception contemporaine de l’histoire[25]. C’est une telle démarche qui peut être qualifiée de présentiste[26] puisque, de même que celle du patrimoine elle subsume le passé dans le présent.
2. La forme commémorative du patrimoine : garantir un futur durable
L’historicité du patrimoine moderne ne serait pas le « présent au futur »[27] qu’y voit le muséologue Bernard Schiele, mais un passé au présent. C’est en fait à l’historicisme qu’il oppose la logique contemporaine présentiste du patrimoine, définie comme un « futur au présent »[28]. Il s’agirait d’un autre présentisme que celui de patrimoine moderne, mais sans qu’il n’y ait véritablement une rupture d’historicité selon une logique qu’il est possible de qualifier de post-moderne. Cette attitude est ce qu’Hartog considère comme étant celle de la commémoration dans laquelle le présent « se retourne en quelque sorte sur lui-même pour anticiper le regard qu’on portera sur lui, quand il sera complètement passé, comme s’il voulait prévoir le passé qu’il deviendra »[29]. Le présent s’historise et se patrimonialise lui-même[30]. Cela ne signifie pas un passéisme où le présent se tournerait vers le passé[31] car c’est le passé saisi au présent qui est commémoré.
La commémoration reprend la logique patrimoniale en produisant un savoir présent d’un passé révolu ; mais, dans la mesure où ce savoir est inscrit comme étant ce que le présent lègue au futur, elle semble s’inscrire dans l’historicité prémoderne correspondant à de que Riegl nomme la valeur monumentale du monument destinée à conserver le souvenir du présent tel qu’il est considéré par ses contemporains[32] de sorte que « le présent de la création s’inscrit, s’installe dans le présent de la réception »[33]. Le souvenir de la patrimonialisation est conservé dans la conscience des générations futures. Alors que le monument historique existe dans la mesure où il est considéré par ces générations futures comme témoin d’une époque sans que celle-ci ne l’ait érigé dans ce but, le monument monumental n’est pas destiné à être réapproprié dans un présent futur mais à perpétuer le présent. Si une telle prétention peut paraître illusoire dans la mesure où les monuments perdent leur signification avec le temps et sont oubliés s’ils ne deviennent pas des monuments historiques[34], il semble que se soit bien celle de la commémoration.
Cependant, la logique de la commémoration inscrit la valeur monumentale dans le présentisme de la valeur historique. Il ne s’agit pas simplement de maintenir le souvenir du présent dans le futur, mais de garantir que le patrimoine futur sera semblable à celui défini au présent[35]. Le monument ne s’inscrit pas dans la logique de l’historia magistra vitae, qui caractérise selon Koselleck l’historicité prémoderne[36] dans laquelle la monumentalisation du présent a pour fonction de servir de modèle aux générations futures selon une conception de présent comme répétition du passé. Il ne s’agit pas dans la commémoration d’éclairer le présent futur par un présent exemplaire, mais de perpétuer le présent. La commémoration s’inscrit dans une historicité présentiste. Un tel patrimoine a en quelque sorte une valeur historique inversée, tournée vers le futur plutôt que vers le passé. Il faudrait, pour comprendre ce phénomène ajouter une quatrième valeur à la typologie de Riegl correspondant à cette mise à disposition du futur pour le présent. L’orientation vers le futur ne signifie pas un futurisme où le présent ne vaudrait que comme moment vers la réalisation d’une promesse à venir, mais d’une prise en charge du futur par le présent qui serait responsable de la mémoire à venir. Le présent est orienté vers le futur, mais sans qu’il s’agisse d’un futurisme, dans la mesure où il ne s’agit pas de préparer un avènement à venir qui déterminerait absolument le présent[37]. Le futur est intégré dans l’actualité dans la mesure où l’idée de progrès suppose une responsabilité envers ce futur qui n’est pas totalement prévisible mais que le présent prépare.
Ce retournement du présentisme vers l’avenir semble être la marque d’une inquiétude face à l’avenir et d’une défiance vis-à-vis de l’idée de progrès[38]. Si cette crainte pouvait exister dès le XIXème siècle[39], elle semble plus alors fonder l’attrait romantique pour les ruines que le patrimoine. La commémoration fait de cette logique celle du patrimoine. Elle cherche malgré tout à le maintenir ou tout au moins à garantir que la conscience historique ne régressera pas, à défaut de continuer à évoluer dans le sens du progrès. D’un côté cette attitude s’oppose à l’idée moderne de progrès continu en arrêtant celui ci au présent et sans laisser ouverte la possibilité d’un avenir qui aura à se construire. L’idée de progrès se poursuivant est remplacée par celle de responsabilité envers le futur. Il s’agit par là de garantir le progrès déjà accompli en s’assurant contre une régression à venir. Si le présent est l’aboutissement du progrès passé, c’est le sauver que d’empêcher toute évolution ultérieure considérée comme ne pouvant qu’être une décadence qu’illustre la critique de la démarche patrimoniale contemporaine que propose Nora. La logique présentiste de la modernité, s’étend au futur contre la poursuite du progrès, mais pour maintenir le rapport au passé qu’il définit. L’historicité de la mémoire suppose une responsabilité aussi bien vis-à-vis du passé afin d’en maintenir une présence qui risque d’être oubliée et vis-à-vis de l’avenir afin de garantir la durabilité de cette présence[40]. L’enjeu est celui d’un patrimoine durable, non au sens où par exemple le rapport Brundtland[41] le définit comme réappropriation par les générations futures, mais au sens de la pérennité du progrès historique accompli et de la conscience de celui-ci.
Le développement contemporain du patrimoine correspondrait à la réaction contre le sentiment de perdre le passé que diagnostiquent un certain nombre d’auteurs critiquant le développement patrimonial au nom d’un rapport plus authentique et direct au passé[42]. Il ne semble cependant pas être, comme le considèrent la plupart de ces auteurs, l’aboutissement d’une dissolution de l’histoire due à la modernité mais au contraire une rupture de la confiance moderne dans le progrès qui garantissait un certain sens du passé. Si c’est la croyance dans le progrès qui fonde le patrimoine moderne, ce serait au contraire l’angoisse de s’en détourner qui fonderait son développement contemporain[43].
La commémoration ne serait pas consubstantielle au patrimoine, mais une des formes. Il faut donc distinguer une logique patrimoniale du patrimoine répondant à la confiance dans le progrès et une logique commémorative du patrimoine correspondant répondant à la perte de cette confiance. Si la pratique patrimoniale étend le présent sur le passé, la pratique commémorative l’étend sur le futur. L’historicité dans laquelle se développe le patrimoine n’est pas celle d’une actualité prise entre le passé et le présent, mais celle d’un présent omni-englobant déterminé par lui-même et déterminant aussi bien le passé que l’avenir : « nous ne cessons de regarder en avant et en arrière, mais sans sortir d’un présent dont nous avons fait notre seul horizon »[44].
3. La forme mondiale du patrimoine : inclure l’humanité entière dans la dynamique du progrès
Cette extension temporelle de l’actualité permet de définir une identité locale, c’est-à-dire une actualité qui ne soit pas seulement un moment temporel mais également un lieu géographique. Le patrimoine produit une identité des espaces en leur donnant une profondeur historique . Il dessine une géographie, qui est en fait une topographie car les différentes parties du monde physique sont qualifiées de manière différentielle pour en faire des espaces signifiants[45]. Est définie une entité symbolique par son histoire et non simplement par le constat qu’un groupe social y vit actuellement – ou plus exactement, dans la mesure où son actualité est étendue au futur et au passé, l’espace géographique de son existence actuelle est indistinctement lié à sa dimension historique[46]. Le patrimoine l’inscrit l’histoire dans l’espace[47].
Pour définir une attitude épistémique, il faut ajouter à la question des régimes d’historicité une autre dimension qui pourrait être qualifiée de régime de topographicité. L’espace de l’actualité par rapport aux autres espaces géographiques, c’est-à-dire en fait essentiellement comme étant culturel dans la mesure où la culture peut-être considérée comme une « prolifération d’invention en des espaces contraints »[48]. Ces rapports s’organisent en fonction de frontières physiques déterminant des espaces différenciés, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’actualité. De même que pour l’historicité, la question est celle de la limite de ce qui est considéré comme l’espace propre et la manière dont des éléments extérieurs y sont inclus.
En l’occurrence, l’analyse du patrimoine renvoie à l’espace de l’occident moderne. Il s’est développé et a été théorisé en Europe et en Amérique du Nord. Or, de même que son actualité s’est étendue dans le temps, elle a une tendance à s’étendre dans l’espace. La conception kantienne de la modernité semble aller dans ce sens puisque le processus de l’Aufklärung tel que la présente Kant affecte ce qui constitue l’humanité de l’être humain en concernant tous les hommes, et que la question du progrès historique est liée à celle du la globalisation par inclusion de toutes les nations à une actualité qui est celle des Lumières[49]. C’est le projet de la colonisation puis de la mondialisation, suivant celui de la Révolution Française et du 1er Empire[50], que de propager et de faire partager le progrès par toute l’humanité. Ces politiques suggèrent que la mondialisation du patrimoine n’ait pas pour résultat une indissociation ou une liquéfaction des espaces identitaires[51] que critiquent un certain nombre d’auteurs, mais l’élargissement de l’un d’entre eux ayant subsumé les autres.
Il faut en fait sans doute distinguer deux logiques qui sont généralement perçues comme complémentaire mais qui obéissent à des topographicité différentes, même si elles ne sont pas exclues l’une de l’autre. D’un côté l’homogénéisation nationale des états modernes se faisant par l’imposition d’un patrimoine commun par la neutralisation ou la destruction des patrimoines locaux[52]. D’un autre côté la globalisation se faisant par subsumption des patrimoines nationaux inclus dans la narration totalisante d’un progrès qui est celui de l’espace occidental. Il ne s’agit pas de suggérer que les nations modernes n’ont pas subsumé un certain nombre de patrimoines locaux lorsqu’ils étaient compatibles avec l’homogénéité visée, notamment dans le cas des États-Nations construits par agrégats comme l’Allemagne[53], ni que la globalisation exclue la destruction de patrimoines inassimilables. Les logiques restent essentiellement différentes, puisque d’un côté il s’agit respectivement de ce que la science politique a nommé une libanisation et une balkanisation[54]. Cette opposition peut correspondre à celle des différentes manière de manager les dissonances du patrimoine qui, même si elles ne sont pas thématisées comme telles, définissent des modes d’existences topographiques différents[55].
Le patrimoine apparaît comme un outil d’homogénéisation nationaliste dans lequel une métanarrativité s’impose aux différents groupes sociaux[56]. Les différents patrimoines doivent s’inscrire dans une identité collective[57] fonction d’une histoire nationale préalablement définie. Le maintient de patrimoines locaux dépend de leur capacité à s’y intégrer ou à perdre leur spécificité et l’homogénéisation nationale passe par la représentation d’un patrimoine cohérent et légitime qui marque une identité durable ancrée dans l’histoire[58].
Si dans cette logique nationaliste le local se fond dans le national, il est également possible que le local se fonde sur l’universel. Il semble que ce soit dans cette seconde perspective que se constitue le patrimoine mondial. Au delà de leurs divergences, les espaces nationaux européens et occidentaux partagent une même actualité considérée comme universelle. Le géographe David Löwenthal suggère en ce sens que le patrimoine global tend à être l’extension de celui occidental[59]. Chaque mémoire particulière participerait à un mouvement de présentation universelle et chaque musée ou patrimoine serait en fait fragment de l’idéal d’un musée ou d’un patrimoine universel articulant les différentes spécificités locales comme éléments de la nature humaine[60]. Cela apparaît à la fois dans la prétention des grands musées à détenir des éléments de patrimoine renvoyant à des groupes sociaux éloignés et réciproquement la demande de rapatriement de ces éléments puisqu’ils appartiennent également à tous les hommes et non seulement à ceux qui les ont produits ou à ceux qui les ont conquis[61].
Il ne s’agit pas de nier les différences, mais de considérer ce qui dans la spécificité de chaque groupe social ou ethnique renvoie à leur humanité partageable et compréhensible par tous[62]. Cela apparaît particulièrement dans le cas des musées-mémoriaux de guerre et de génocides dont les atrocités sont présentées comme concernant tous les hommes et non seulement les groupes sociaux qui en ont été directement victimes en vertu d’une sensibilité commune[63]. En fait, cette reconnaissance de l’humanité de chaque homme est celle de son occidentalité, dans la mesure où il est possible de constater une certaine globalisation des formes patrimoniales prenant modèle sur celles occidentales et nivelant sur l’Occident les différentes sensibilités et conceptions culturelles de la mort[64] . Le patrimoine mondial serait un présentisme : l’étrangeté est comprise depuis une actualité qui l’intègre dans son champs d’expérience pour en faire son espace, de la même manière que le présentiste historique fait du passé et du futur ceux du présent. L’actualité est étendue au monde. Dans le même temps où se développe un doute vis-à-vis de la capacité du progrès moderne à se poursuivre dans l’avenir, se développe la confiance dans son universalité.
Conclusion. La forme dissonante du patrimoine : reconnaître des différents
Le patrimoine contemporain semble obéir à une dynamique omni-englobante ramenant l’étranger dans son histoire ou son espace. Dans la conception universaliste de la nature humaine tous les hommes peuvent se comprendre les uns les autres au delà de leurs disparités culturelles. Leurs rapports ne se font pas dans la confrontation des différentes spécificités mais par leur inclusion dans une actualité commune. De manière cohérente avec la conception kantienne, l’épistémè du patrimoine serait indissociable d’une condition politique et sociale dans laquelle tous les hommes se comprennent[65], suivant une logique que le philosophe Jacques Rancière nomme « la mésentente »[66]. La mésentente est une situation de communication incluant tous les individus d’un groupe social idéalement étendu à l’humanité entière. Ils se comprennent tous, de sorte que leurs différents sont des litiges et des discussions qui permettent d’inclure toutes les spécificités dans un discours commun universel. Pour Rancière, tout étranger finira par être inclus dans cette communication sans qu’il n’y ait jamais d’autre irréductible.
Cependant, comme le montre Déotte, la mésentente ne peut avoir lieu qu’au prix de la forclusion ou de l’exclusion de différents et de dissonances irréductibles dont les porteurs sont soit neutralisés soit exclus de la communauté[67]. Il montre que la perspective universalisante du progrès ne voit pas qu’il existe des différents interculturels où il n’y aura jamais de scène commune d’interlocution. Un certain nombre d’auteur attentifs à la persistance de dissonances malgré les prétentions universalisantes vont dans ce sens[68]. Serait reconnu d’un côté en suivant le philosophe Walter Benjamin l’existence sourde de vaincus de l’histoire, et en même temps l’existence d’exclus échappant à ce qu’il est sans doute possible de qualifier d’ethnocentrisme[69]. Dans les deux cas, le présentisme du patrimoine signifierait au mieux la perte de l’historicisation de l’autre[70], au pire sa négation et sa destruction lorsque son autréité est irréductible.
Il s’agit en fait de reconnaître ce que le philosophe Jean-François Lyotard nomme des « différents », c’est-à-dire des dissonances qui ne peuvent ontologiquement se réduire et des étrangers qui ne peuvent ontologiquement être compris[71]. Une telle attitude postmoderne ne serait pas la liquéfaction générale achevant la modernité, mais au contraire le sursaut de ces « différents » culturels[72] la déstabilisant. Dans cette perspective, qui est celle du commentaire que propose Foucault de Qu’est-ce que les lumières?, la modernité occidentale ne serait qu’une épistémè possible parmi d’autres tout aussi légitimes et irréductibles[73]. Son hégémonie aussi bien temporelle que géographique serait remise en cause d’une manière que Foucault décrit lorsqu’il fait la critique de l’humanisme et de ses prétentions[74]. Considérer ainsi le progrès moderne, implique l’impossibilité de lui donner une dimension universelle légitime. Cette tentation est ce que Foucault nomme le « chantage à l’Aufklärung »[75] et qui semble correspondre à la triple logique patrimoniale, commémorative et mondiale caractérisant le développement contemporain du patrimoine.
Contre cette tendance, l’enjeu est de penser un patrimoine du différent qui aurait une autre épistémè, non pas universalisante mais différentielle[76]. Ce serait reconnaître que de générations en générations[77], et d’espaces sociaux en espaces sociaux[78], les hommes n’ont pas de langage commun, et qu’il y a une pluralité d’actualités ayant chacune son patrimoine[79]. La difficulté est, à l’heure de la mondialisation, à la fois de reconnaître des patrimoines irréductibles à toute universalisation et restant largement incompréhensibles au reste de l’humanité, tout en les diffusant et les intégrant au tourisme mondial[80].
Footnotes
- Je remercie Bernard Schiele, Professeur de Muséologie à l’UQÀM, pour ses conseils et son soutient lors de la rédaction de cet article et du travail qui l’a permis.
- Foucault, M., « Qu’est ce que les Lumières? », Dits et Ecrits, tome I, Paris, Quarto Gallimard, 2001, p.1387.
- Babelon, J.P. et Chastel, A., La notion de patrimoine, Paris, Liana Levi, 1994.
- Hartog, F., Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, Librairie du XXIe siècle, 2003.
- Cf. Habermas, J, The Philosophical discourse of Modernity, Cambridge, Polity, 1987, p.13.
- Bowler, P. J., The invention of progress: the Victorian and the Past, Oxford, Blackwell, 1989, p. 1 .
- Kant, E., Qu’est-ce que les Lumières? Paris, Gallimard, La Pléiade tome III, 1986, p. 892.
- Riegl, A., Le Culte moderne des monuments : Son esence et sa genèse, Paris, Seuil, 1984, p. 66, 45.
- Ibid., p. 50-51; Löwenthal, D., Possessed by the past. The Heritage Crusade and the Spoils of History, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. IX.
- Riegl, A., op. cit., p. 71-72.
- Davallon, Jean., Le don du Patrimoine, Paris, Lavoisier, 2006, p. 71.
- Ibid., p. 78-79.
- Ibid., p. 85, 59.
- Choay,F., L’allégorie du patrimoine, Paris, Seuil, 2007, p. 187-188 ; Davallon, J., op. cit., p. 61, 63, 68.
- Cameron, D., « 1 point de vue : le musée considéré comme système de communication et les implications de ce système dans les programmes éducatifs muséaux », in Desvallées, A., Vagues. 1 anthologie de la nouvelle muséologie, Lyon, PUL, 1992, p. 261.
- Déotte, J-L., Le Musée, l’origine de l’esthétique, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 30, 90-93 ; cf. aussi Mairesse, F. et Deloche, B., « Objet (de musée) ou Muséalie » in Dictionnaire encyclopédique de muséologie, Paris, A. Colin, 2011, p. 414.
- Walash, K., The Representation of the Past: museums and heritage in the post-modern world, Londres- New-York, Routledge, 1992, p. 32-34.
- De Certeau, M., L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 14-17.
- Löwenthal, D., op.cit., p. 101-103.
- Ibid., p. X.
- Hartog, F., op. cit., p. 158-159.
- Halbwachs, M., La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997; Nora, P., « Entre mémoire et histoire » in Les lieux de mémoire, volume 1, Paris, Quarto Gallimard, 1997, p. 23-43.
- Koselleck, R., « Histoire, histoires et structures temporelles » » in Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Ed. de l’Ecole des HESS, Paris, 2005, p. 115-121.
- Hartog, F., op. cit., p. 116-117 ; Koselleck, R., op. cit. p. 41-53 ; Atkinson, R, F., Knowledge and Explanation in History, Londres, Macmillan, 1978, p. 166.
- Löwenthal, D., op. cit., p. 106-115, 148-162 ; pour une théorisation et un compte rendu critique des différentes epistémologies historiques en ce sens, voir Ricoeur, P., Temps et récit 1 et 3, Paris Seuil, 1983 et 1985.
- Hartog, F., op. cit., p.158-159.
- Schiele, B., « Les 3 temps du patrimoine. Note sur le découplage symbolique », in Schiele, B. (ed.), Patrimoine et identité, Québec, Ed. Multimondes, 2002, p. 218.
- Ibid., p. 224
- Hartog, F,. op. cit., p. 127.
- Ibid., p. 196, 201.
- Ibib., p. 112.
- Riegl, A., op. cit., p. 35.
- Davallon, J., op. cit., p. 80.
- Riegl, A., op. cit., p. 48 ; Davalon, J., op. cit., p. 80.
- Hartog, F., op. cit., p.164,167.
- Koselleck, R., op. cit., p. 37- 41 ; Hartog, F., op. cit., p. 38- 50.
- Hartog, F., op. cit., p. 121.
- Ibid., p. 200 ; Löwenthal, D., op. cit., p. 11-19;
- Hewinson, R., The Heritage Industry: Britain in a climate of decline, Londres, Melthen, 1987 ; Graham, B., Ashworth, G. J. et Tunbridge, J.E., A Geographie of Heritage: Power, Culture and Economy, Londres, Hodder Arnold, 2004, p. 12-16.
- Löwenthal, D., op. cit., p. 22.
- http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/developpement-durable/developpement-durable.shtml.
- Walash, K., op. cit. ; Phillips, R., « Contesting the past, constructing the future. History, identity and politics in school » in Arnold, J., Davies, K. et Ditchfield, S., History Heritage: consuming the past into contemporary Culture?, Roehampton University, Donhead Publishing, 1995, p 237- 248 ; Nora, P., op. cit.
- Löwenthal, D., op. cit., p. 6-11.
- Hartog, F., op. cit., p. 217.
- Nash, C. et Graham, B., « The making of modern historical geographie » in Graham,B. et Nash, C., Modern historical Geography, Harlow, Practice Hall, 1999, p.1-9 ; Gillis, R., « Memory and identity: the history of a relationship» in Gillis, R., (ed.), Commemoration: the politics of national identity, Princeton, Princeton University Press, 1994, p. 3-24.
- Driver, F. et Samuel, R., « Rethinking the idea of place », History Workshop Journal 39, 1995, p. VI-VIII.
- Anderson, J., « Nationalism ideology and territory » in Johnston, R. J., Knight, D.B. et Kofman, E. (eds.), Nationalism, Self-determination and political Space, Oxford, Open University / Oxford University Press, 1988, p. 24.
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- Kant, E., Projet de paix perpétuelle, Paris,Vrin, 2002, pp. 43-55; voir aussi Habermas, J., La Paix perpétuelle – Le bicentenaire d’une idée kantienne, Paris, Cerf, 1996.
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