Abstract
Penser la liberté d’expression comme idéologie nourrissante de la littérature permet d’en mesurer les accrocs à l’époque contemporaine. Parce que la littérature peut tout exprimer et qu’elle sait le faire depuis ses origines modernes − Flaubert comme épigone−, on lui accorde un certain pouvoir social, lié à celui de la parole politique et de la parole journalistique. La littérature serait le garant des libertés de discours de la démocratie. Cette analyse minutieuse de l’idéologie restante de la littérature dans la société d’un roman pétri d’actualité, Soumission de Michel Houellebecq, roman pour l’essentiel de la crise démocratique, permet d’observer la fragilité de ce discours constituant. C’est le parti de cet article : tirer le discours sur la littérature de cette œuvre pour en repenser les tensions et les cadres.
On peut lire du désespoir dans la question – fameuse, rituelle, depuis longtemps routinisée – que pose Antoine Compagnon dans sa conférence inaugurale au Collège de France :
Pourquoi parler – parler encore – de la « littérature française moderne et contemporaine » en notre début du XXIe siècle ? Quelles valeurs la littérature peut-elle créer et transmettre dans le monde actuel ? Quelle place doit être la sienne dans l’espace public ? […]Y a-t-il vraiment encore des choses que seule la littérature puisse nous procurer ? (2013 : 27)
Le désespoir vient peut-être du fait que la question est en elle-même une réponse, elle contient le diagnostic, elle s’appuie sur différents symptômes. C’est une réponse en ce que, comme Compagnon le mentionne, au moment où la littérature occupait une certaine place dans l’espace social, lorsque le Nouveau Roman semblait repousser les limites de la recherche de la littérature, « [t]oute mention du pouvoir de la littérature était jugée obscène, car il était entendu que la littérature ne servait à rien et que seule comptait sa maîtrise d’elle-même » (2013 : 33). Aujourd’hui, depuis les années 1980 à tout le moins, cette question semble indépassable, topos nécessaire des études littéraires qui se regardent penser. À cet égard, la conclusion de Compagnon, qu’il veut d’un certain enthousiasme, n’est pas sans inquiéter : après la révision de tous les pouvoirs que l’histoire occidentale a accordés aux lettres, d’Aristote à Voltaire, de Voltaire à Flaubert, de Flaubert à Blanchot, il semble ne rester de nos jours qu’un confus acte de foi, mâtiné d’humanisme bon enfant. Les mots de Compagnon, de fait, ressemblent un peu à une prière :
La littérature doit donc être lue et étudiée parce qu’elle offre un moyen – certains diront même le seul – de préserver et de transmettre l’expérience des autres, ceux qui sont éloignés de nous dans l’espace et le temps, ou qui diffèrent de nous par les conditions de leur vie. (2013 : 63)
De même, soutient-il, elle résiste à la bêtise d’une certaine manière, car « elle pense, mais pas comme la science ou la philosophie. Sa pensée est heuristique (elle ne cesse jamais de chercher), non algorithmique : elle procède à tâtons, sans calcul, par l’intuition, avec flair » (2013 : 69). On comprend qu’une telle mystique de la pensée littéraire amène Compagnon à soutenir, polémique instantanée à la clé, qu’on « est un meilleur ouvrier si on a lu Montaigne ou Proust[1] ».
Le constat de fragilisation du pouvoir de la littérature est donc devenu un lieu commun des études littéraires. Les thèses de William Marx sur L’adieu à la littérature, proposent un récit antimoderne des plus amusants, le Contre Saint-Proust de Dominique Maingueneau, la réduction sociologisante de la littérature inspirée des Cultural Studies, la vulgate nostalgique du bon vieux temps, déplaçant les âges d’or selon les affinités – le structuralisme des années 1960, le Sacre du grand écrivain romantique, et pourquoi pas, la parole entendue d’un Voltaire ou d’un Diderot – sont autant de démonstrations d’une inquiétude générale, d’un soupçon étendu. Il n’est pas interdit que cela trouve ses racines dans le déconstructivisme, avec des affirmations comme celles, célèbres, de Stanley Fish à l’aube des années 1980, lequel postule que « [c]e n’est pas la présence de qualités poétiques qui impose un certain type d’attention mais c’est le fait de prêter un certain type d’attention qui conduit à l’émergence de qualités poétiques » (2007 [1980] : 60). De cette inversion des termes de la littérature naît, de l’aveu même du théoricien, une fragilisation des études littéraires : « Si nous croyons réellement qu’un texte n’a pas de signification déterminée, comment pouvons-nous prétendre juger des approches du texte de nos étudiants, et d’ailleurs, comment pouvons-nous prétendre leur enseigner quoi que ce soit ? » (2007 : 83) C’est là le relativisme rhétorique des études littéraires, qui, dépouillées de leur scientificité, de leur valeur de vérité – toute vérité étant relative -, n’est plus qu’une organisation de valeurs soutenue par un argumentaire pour asseoir, comme toute organisation de valeurs, une certaine domination, une autorité – ici discursive et savante. Le critique marxiste Terry Eagleton ne disait rien d’autre : « La littérature, dans le sens hérité de ce mot, est une idéologie. » (1994 [1983] : 22) Et en tant qu’idéologie – il s’agit de la conclusion d’Eagleton –, elle tâche de s’auto-justifier, installant le projet des études littéraires sur des fonctions et utilités, car, démontre-t-il dans son panorama théorique du XXe siècle, « [t]oute théorie littéraire présuppose une certaine utilité de la littérature même si ce que l’on en retire est purement inutile » (1994 : 205). Postmoderne, poststructuraliste, postcolonialiste, ce doute est constitutif des études culturelles contemporaines. Le dernier roman de Michel Houellebecq, Soumission[2], à bien y regarder, ne semble pouvoir ne parler que de ça : la déréliction tranquille d’une idéologie, la déréliction tranquille de la littérature et de sa gratuité d’expression consubstantielle.
Certes, le jugement est rapide, et assurément injuste. Le contexte de publication du roman est connu, assombri et enrôlé, d’une certaine manière, par la tuerie du Charlie Hebdo. La liberté d’expression devient une clé de lecture pour un roman qui exprime une réalité limite, dystopie prenant parfois les atours d’une utopie, où la civilisation occidentale s’effondre face à ses propres armes. La question au centre de Soumission semble effectivement être plutôt celle de l’exercice de la démocratie et du retour du religieux, le roman en présente les confrontations et contradictions à la manière d’une véritable fable politique. Or, la littérature constitue le prisme par lequel ces changements sont absorbés : la narration est tenue par un professeur de lettres à l’université, auteur d’une thèse sur Huysmans. Les paradoxes de la démocratie se heurtent à l’idéal littéraire, un idéal esthétique et, à bien des égards, aristocratique. Il s’agit bien d’analyser ici comment le discours sur la littérature, son autorité idéologique, est en jeu dans cette crise démocratique, comment la question même du propre et du pouvoir littéraires se retrouve au centre de la crise sociale de cette fable politique. En cela, c’est la liberté d’une pratique qui semble en jeu, cette liberté que la littérature défendait au temps des Lumières. Plus largement, il s’agira de voir en quoi la réalité nationale que semble contraint de penser le roman est inapte face aux éclatements postcoloniaux et aux ruines conjointes des grandes téléologies et des impérialismes.
Une vie intellectuelle
Dès l’incipit de Soumission, le narrateur adopte le rôle de l’homme de lettres, il confie ses origines qui ressemblent à une idylle, mais une idylle intellectuelle :
Pendant toutes les années de ma triste jeunesse, Huysmans demeura pour moi un compagnon, un ami fidèle; jamais je n’éprouvai de doute, jamais je ne fus tenté d’abandonner, ni de m’orienter vers un autre sujet; puis, un après-midi de juin 2007, après avoir longtemps attendu, après avoir tergiversé autant et même un peu plus qu’il n’était admissible, je soutins devant le jury de l’université Paris IV-Sorbonne ma thèse de doctorat : Joris-Karl Huysmans, ou la sortie du tunnel. Dès le lendemain matin […], je compris qu’une partie de ma vie venait de s’achever, et que c’était probablement la meilleure. (S : 11)
Il n’y a pas d’autre origine pour François : son enfance semble singulièrement vide de sens, d’ailleurs on n’y réfère que de biais à la mort du père, mort un peu manquée, mort sans signification, lointaine et dérisoire. C’est qu’on sent bien que la vie intellectuelle du narrateur est détachée du reste, singulièrement détachée de tout, une véritable île biographique, politique et sociale. Vers la fin, la conclusion de l’existence de François semble ainsi n’avoir été balisée que par cette longue amitié intellectuelle : « Je rentrai doucement à pied, comme un petit vieux, prenant progressivement conscience que, cette fois, c’était vraiment la fin de ma vie intellectuelle; et que c’était aussi la fin de ma longue, très longue relation avec Joris-Karl Huysmans. » (S: 283) De la jeunesse de l’incipit jusqu’à ce « comme un petit vieux », une existence complète se dessine, où les certitudes des premiers instants -« jamais je n’éprouvai de doute »- menacent de laisser place à la vie, une vraie vie que le narrateur ne saurait remplir. Mais cela, c’était avant qu’il ne découvre, via un système politique qui change tout, les vertus de la soumission, s’exclamant d’espoir dans les dernières pages :
Que ma vie intellectuelle soit terminée, c’était de plus en plus une évidence, enfin je participerais encore à de vagues colloques, je vivrais sur mes restes et sur mes rentes ; mais je commençais à prendre conscience – et ça c’était une vraie nouveauté – qu’il y aurait, très probablement, autre chose. (S: 295)
Pour comprendre cette évolution, qui ressemble à divers égards à une révolution, il faut sans doute se replier sur le résumé de cette fable.
François a soutenu une thèse de doctorat après quoi, puisqu’ayant pondu une excellente thèse, il occupe pour ce qui semble être le reste de sa vie un poste de professeur de littérature, à Paris. Outre sa thèse, il compte pour unique haut fait dans sa carrière la rédaction d’un ouvrage sur les néologismes dans l’œuvre de Huysmans :
Les sommets intellectuels de ma vie avaient été la rédaction de ma thèse, la publication de mon livre ; tout cela remontait déjà à plus de dix ans. Sommets intellectuels ? Sommets tout court ? À l’époque en tout cas je me sentais justifié. Je n’avais fait depuis que produire de brefs articles pour le Journal des dix-neuvièmistes […]. Mes articles étaient nets, incisifs, brillants […]. Mais cela suffisait-il à justifier une vie ? Et en quoi une vie a-t-elle besoin d’être justifiée ? (S: 47)
C’est que ces sommets intellectuels ne trouvent aucun contrepoint, ni relation amoureuse, ni quête sociale ou politique, aucune expérience de transcendance non plus ne traverse la vie de François. Sa vie sexuelle se limite, au gré des cohortes, nécessairement passagères, à des étudiantes, puis, plus tard, aux services d’escortes. La vie familiale est nulle et n’apparaît que dans son ultime disparition. Les élections extraordinaires qui se déroulent alors en France permettent un léger divertissement au narrateur, même si, confie-t-il, « Je me sentais aussi politisé qu’une serviette de toilette, et c’était sans doute dommage. » (S: 50) Les choses commencent cependant à bouger lorsque le Front national et la Fraternité musulmane se retrouvent au second tour des élections : « Que l’histoire politique puisse jouer un rôle dans ma propre vie continuait à me déconcerter, et à me répugner un peu » (S: 116), laisse tomber le narrateur. Une ambiance de guerre civile s’élève pour se rendormir aussitôt, après que la Fraternité musulmane ait effectivement remporté les élections. L’université où travaillait François devient alors une université musulmane où seuls les convertis peuvent enseigner; sans trop penser, il décide de prendre sa retraite. Mais on le convainc de revenir enseigner : invité à diriger la Pléiade de Huysmans, on l’appâte dans les filets de Rediger, grand président des universités, qui lui vante les vertus de son système islamique, les vertus de la religion et de sa transcendance, les vertus de la polygamie, en un mot, les vertus de la soumission : « L’idée renversante et simple, jamais exprimée auparavant avec cette force, que le sommet du bonheur humain réside dans la soumission la plus absolue. » (S: 260)
Ainsi raconté, le roman prend l’apparence d’une fable assez binaire, où un narrateur apathique est confronté à une situation qui l’éveille; de la vie intellectuelle à la vraie vie, voilà sans doute le pas que franchit François, en effet, une vie gérée par un retour religieux et spirituel, mais aussi un retour en force du politique, le politique comme contrainte de l’existence. Ce mouvement de retour religieux et politique montre bien, en contre-jour, ce qui définit la vie intellectuelle désintéressée et gratuite. Ainsi, dès les premiers moments du récit, le narrateur résume ses conditions de thésard :
Je souffrais de la pauvreté, et si j’avais dû répondre à l’un de ces sondages qui tentent régulièrement de « prendre le pouls de la jeunesse », j’aurais sans doute défini mes conditions de vie comme « plutôt difficiles ». Pourtant, le matin qui suivit la soutenance de ma thèse […], ma première pensée fut que je venais de perdre quelque chose d’inappréciable, quelque chose que je ne retrouverais jamais : ma liberté. (S: 14-15)
Cette liberté inappréciable, pour ainsi dire sacrée, sait justifier l’existence miséreuse du narrateur ; cette justification semblait combler les défaillances de la vie courante. On comprend, en fait, que pour subir des conditions de vie « plutôt difficiles », il faut que la quête transcendante en vaille la peine, et c’est bien cet acte de foi qu’on peut lire dans les premières pages de Soumission. Écrire une thèse sur Huysmans, qui sera conservée en cinq exemplaires dans les archives de l’université, exemplaires fort peu consultés par les chercheurs au demeurant (S: 246), permet de donner du sens à la vie : « À l’époque en tout cas je me sentais justifié » (S: 47) Plus encore, cette quête marquée par la liberté et la gratuité se voit reconnue par la société – à tout le moins, par l’appareil étatique :
Pendant plusieurs années, les ultimes résidus d’une social-démocratie agonisante m’avaient permis (à travers une bourse d’études, un système de réductions et d’avantages sociaux étendu, des repas médiocres mais bon marché au restaurant universitaire) de consacrer l’ensemble de mes journées à une activité que j’avais choisie : la libre fréquentation intellectuelle d’un ami. (S: 15)
Cette libre fréquentation sera renversée dans le roman. D’abord par le narrateur, qui ne trouve plus guère de sens aux entreprises intellectuelles – « Mon intérêt pour la vie intellectuelle avait beaucoup décru » (S: 99) -, qui ne sait plus ni les défendre ni les comprendre; ensuite par la société, visitée par un retour politique et religieux qui semble, dans ses principes, avoir raison de la libre fréquentation intellectuelle d’un ami.
L’opposition constitutive est, selon toute apparence, celle entre la liberté intellectuelle, fortement ancrée dans la vie démocratique – liberté d’expression, de pensée, liberté de la presse – et la soumission – soumission aux diktats dominants, religieux et politiques, organisation du quotidien par les contraintes du réel, etc. La société édifie des mécanismes pour laisser libre cours à la liberté : les « ultimes résidus de la social-démocratie » s’en chargent en ce qui a trait à la vie intellectuelle, mais également en assurant la liberté d’expression des journalistes et le vote au scrutin universel. Mais tout cela est fragilisé dans Soumission. Les journalistes ne savent plus rendre compte de la réalité, ils taisent – sous l’ordre des politiques, suppose-t-on – les miasmes de guerre civile qui opposent la jeunesse frontiste aux jeunes musulmans ; ces mêmes journalistes, une fois le premier tour d’élection passé, ne savent poser de vraies questions à Ben Abbes, président de la Fraternité musulmane, contraints par la réalité des urnes de reconnaître en cette organisation politique un espoir, celle qu’un parti du « front républicain » puisse battre l’extrême droite. Mollement, ainsi, la liberté de presse s’use parce qu’on ne s’en sert pas[3]. De même, lors des élections, des groupes armés assaillent des bureaux de scrutin. La liberté et son idéal s’effritent, coincés entre deux tirs nourris : les forces nationalistes et les forces religieuses. L’UMP et le Parti socialiste, les journalistes comme les intellectuels, doivent choisir leur dictature, prendre parti, sacrifier les principes démocratiques pour la démocratie.
Mais cette liberté dont l’idéal permet à François d’occuper la tâche qui est la sienne, qui lui donne licence d’enseigner la littérature à côté de l’existence, elle semble déjà compromise depuis longtemps. Huysmans, nous raconte le narrateur, avait de lui-même renié la liberté pour entrer au monastère :
Je comprenais aisément qu’on soit attiré par la vie monastique – même si, j’en étais conscient, mon point de vue était très différent de celui de Huysmans. Je ne parvenais pas du tout à ressentir son dégoût affiché pour les passions charnelles, ni même à me le représenter. (S: 98)
Il ajoute néanmoins qu’outre le sexe, son corps et sa vie ne lui procurent plus guère d’objets de jouissance dont le priverait la vie monastique :
Et des sources de plaisir, en général, je n’en avais guère ; au fond, je n’avais même plus que celle-là [le sexe]. Mon intérêt pour la vie intellectuelle avait beaucoup décru ; mon existence sociale n’était guère plus satisfaisante que mon existence corporelle, elle aussi se présentait comme une succession de petits ennuis – lavabo bouché, Internet en panne, perte de points de permis, femme de ménage malhonnête, erreur de déclaration d’impôts – qui là aussi se succédaient sans interruption, ne me laissant pratiquement jamais en paix. Au monastère, on échappait, j’imagine à la plupart de ces soucis ; on déposait le fardeau de l’existence individuelle. On renonçait également au plaisir; mais c’était un choix qui pouvait se soutenir. (S: 99-100)
À la liberté des plaisirs – corporels, intellectuels, émotionnels, sociaux- répond l’absence effective de ceux-ci, comme si le principe, ici comme dans le contexte politique du roman, ne suffisait plus à convaincre la réalité. Se soustraire à la liberté, en ce sens, c’est se soustraire à la jouissance comme à la souffrance ; et le sujet individuel, nous dit le narrateur, pourrait gagner au change. Lorsque Rediger tâche de persuader François de faire le pas vers l’islamisme, il souligne lourdement ce principe antithétique, prenant pour exemple la fermeture du bar de l’Hôtel Métropole de Bruxelles :
Penser que l’on pouvait jusque-là commander des sandwiches et des bières, des chocolats viennois et des gâteaux à la crème dans ce chef-d’œuvre absolu de l’art décoratif, que l’on pouvait vivre sa vie quotidienne entouré par la beauté, et que tout cela allait disparaître, d’un seul coup, en plein cœur de la capitale de l’Europe!… Oui, c’est à ce moment-là que j’ai compris : l’Europe avait déjà accompli son suicide. (S: 255-256)
L’art vécu, l’art inscrit dans la vie quotidienne, est dans cette Europe de plus en plus détachée de son fondement démocratique ; la liberté intellectuelle s’effrite non pas dans ses principes-répétons-le, des vestiges de la social-démocratie subsistent – mais dans sa réalité, dans son pragmatisme. Tout dans ce roman tend à relier la liberté du politique, perdue par pragmatisme, à la liberté de l’art et de l’intellect, de l’expression et, évidemment, de la littérature. Ces libertés élévatrices trônent bien en place dans la société de Soumission, mais la vie quotidienne ne sait leur donner un sens, ne sait les justifier. L’art est là, mais on ne peut le vivre, l’habiter vraiment, en jouir. Ces constats ne sont pas sans rappeler ce qu’écrivait Jacques Rancière à propos de la société de Flaubert, alors que se formait
sous le pouvoir même de l’Empereur Napoléon III et de ses lois d’exception, une insurrection démocratique nouvelle bien plus radicale que ni l’armée ni la police ne pourraient réduire. C’était l’insurrection de cette multitude de désirs et d’aspirations surgissant de tous les pores de la société moderne, l’insurrection de l’infinité de ces atomes sociaux en liberté, avides de jouir et de tout ce qui était objet de jouissance : l’or, bien sûr, et tout ce que l’or peut acheter, mais aussi, ce qui était bien pire, tout ce qu’il ne peut pas acheter : les passions, les idéaux, les valeurs, les plaisirs de l’art et de la littérature. (2007: 63)
Rancière précise : « Cette société de l’excitation, ils lui donnaient un autre nom : ils l’appelaient démocratie. » (2007: 62-63) Fuir la liberté quotidienne dans un monastère, être dépossédé de l’art et de sa gratuité, ne plus enseigner la littérature pour les vertus mêmes de la vie intellectuelle-sa vie intellectuelle est terminée, clame le narrateur, mais il retournera enseigner, pour les femmes et l’argent-, voilà le portrait radical d’idéaux démocratiques à vau-l’eau. Pour reprendre les termes de Rancière, on peut dire que la véritable jouissance de la vie quotidienne devient celle régie par le politique, celle précisément que l’armée et la police pourraient réduire, qu’elle encadre, pénétrant toutes les sphères de la vie privée. Rediger parle d’un suicide de l’Europe, un suicide qui aurait eu lieu il y a longtemps, aux premiers moments de la fondation de sa modernité. En montrant une vie intellectuelle qui s’effondre, de la jeunesse de François jusqu’à sa vieillesse, qui s’effondre sans qu’on l’attaque, Soumission met en scène-corroborant certes un air du temps, une morosité ambiante-ce suicide en action.
Ce qu’est la littérature
Mais malgré cette déréliction racontée, cette déréliction qui est le véritable mouvement diégétique du roman, on sent que demeure une charge idéologique, une manière de foi en l’activité littéraire. Lorsque François défend la littérature, en effet, s’entend, dans les mêmes mots ou presque, l’humaniste croyance d’Antoine Compagnon déjà citée :
Beaucoup de choses, trop de choses peut-être ont été écrites sur la littérature […]. La spécificité de la littérature, art majeur d’un Occident qui sous nos yeux se termine, n’est pourtant pas bien difficile à définir. Autant que la littérature, la musique peut déterminer un bouleversement, un renversement émotif […] ; autant que la littérature, la peinture peut générer un émerveillement […]. Mais seule la littérature peut vous donner cette sensation de contact avec un autre esprit humain, avec l’intégralité de cet esprit, ses faiblesses et ses grandeurs, ses limitations, ses petitesses, ses idées fixes, ses croyances […]. Seule la littérature peut vous permettre d’entrer en contact avec l’esprit d’un mort, de manière plus directe, plus complète et plus profonde que ne le ferait même la conversation avec un ami. (S: 12-13)
Le véritable voyage dans le temps auquel convie la littérature paraît fort bien exemplifié chez Houellebecq : sans cesse, comme ses autres œuvres laissaient ronronner la voix d’un Balzac, on entend ici l’esprit du temps de Huysmans, on sent, davantage que par le truchement simple de l’intertexte, que ce roman accompagne la littérature huysmansienne. Lorsque Godefroi Lempereur, spécialiste de Léon Bloy, laisse tomber, après un petit débat avec François :
C’est curieux […] comme on reste proches des auteurs auxquels on s’est consacrés au début de sa vie. […] nous restons toujours fidèle au champion qui a été le nôtre, nous demeurons prêts pour lui à nous aimer, nous fâcher, nous battre par articles interposés. (S: 58-59)
François rétorque, non sans qu’on puisse y lire de l’ironie : « Vous avez raison, mais c’est bien. Ça prouve au moins que la littérature est une affaire sérieuse. » (S: 59) Peu après, d’ailleurs, considérant des portraits du XIXe siècle chez Lempereur, François notera la distance qui le sépare des personnages peints, de la réalité même des peintres. Il notera : « Maupassant, Zola, même Huysmans étaient d’un accès beaucoup plus immédiat. » (S: 67) Puis ajoutera aussitôt : « J’aurais probablement dû parler de cela, de cet étrange pouvoir de la littérature, je décidai pourtant de continuer à parler politique. » (S: 67) Si la littérature est « une affaire sérieuse », la politique s’impose à la réalité, elle s’immisce dans la trame de vie du littéraire, elle s’immisce dans la trame du livre. On rencontre alors ce paradoxe d’une foi totale en la littérature, une foi jamais contredite par quelque prise de parole, mais une foi qui semble, comprend-on, s’édifier sur l’absence d’autre chose : aussitôt que la politique devient une question d’importance, elle est présentée dans sa substitution à la littérature. De même, l’amitié plus profonde que tout qui semble lier François à Huysmans ne peut se développer qu’en l’absence de toute relation sociale digne de ce nom : sans ami réel, sans famille, sans amour, le narrateur n’a que la littérature qui prend toute la place, par défaut. Le discours de la place de la littérature qu’on peut lire dans Soumission paraît alors ambigu : une fois dépassée sa défense un peu doxique et attendue, faite d’idées reçues et de vœux pieux, on perçoit alors un ordre de discours fragile, chétif, sans guère de pouvoir véritable, qui tend à disparaître aussitôt qu’autre chose lui est opposé. Son inutilité, sa gratuité, ne sont mis de l’avant que dans la mesure où cela garantit son évanescence. Lorsque la Fraternité musulmane prend le pouvoir, l’université où travaillait François oblige ses enseignants à se convertir, je l’ai dit ; l’ordre religieux, comme dans l’ancien régime, vient alors soumettre, sous la forme d’une douce censure, la littérature sous sa férule. Lorsque la politique galvanise le pays, la littérature ne semble plus être qu’un vain sujet de discussion. Lorsque les petites gloires de la jeunesse ne suffisent plus à justifier l’existence, lorsque la littérature comme instance de consécration ne permet plus de se sentir épanoui, elle est remisée, on lui préfère des plaisirs plus directs.
C’est dire peu de choses du discours sur la littérature dans ce roman, qui en est pourtant pétri. Bien sûr, la littérature macule le texte, de l’aoriste qui en constitue le temps classique-un tel passé simple, à la manière d’une relique, assure la volonté littéraire de l’énonciation-jusqu’à sa fiction qui transforme le réel pour en proposer une hypothèse limite. En fait, ce geste performatif qui consiste à rendre très lointain une réalité qui historiquement n’a pas encore eu lieu-et qui vraisemblablement, n’aura pas lieu-amuse sans déconcerter, il s’inscrit très exactement dans une convention énonciative de la littérature. Par là, ce qu’on aperçoit avant toute chose dans la forme même du récit, c’est son caractère conventionnel, presque suranné. Comme si à montrer un énoncé plongé dans son ordre de discours, se soulignait le rituel, le dogme d’une pratique ne se rénovant guère, comme la littérature, dans le roman, ne peut rien rénover du monde soumis à des forces radicales. En résumant l’amour de la littérature à la rencontre d’un ami, d’un individu, en assurant que
la profondeur de la réflexion de l’auteur, l’originalité de ses pensées ne sont pas à dédaigner ; mais un auteur c’est avant tout un être humain, présent dans ses livres, qu’il écrive très bien ou très mal en définitive importe peu, l’essentiel est qu’il écrive et qu’il soit, effectivement, présent dans ses livres (S: 13),
on enlève tout pouvoir transgressif aux lettres, tout pouvoir politique, même poétique, aux livres, et l’étude de la littérature, la littérature comme gratuité de l’expression, comme quête du dicible, comme évolution des discours sur le monde, cette littérature n’est pas. Il ne reste qu’un artefact à ausculter dans les facultés universitaires.
Le pouvoir universitaire
L’université est le lieu, pour la littérature, de sa protection et de sa consécration. Érigée sur un savoir légitime des lettres, elle trouve son autorité et son pouvoir dans son caractère immémorial, dans son refus de discourir sur le quotidien, l’ici-maintenant. Comme institution forte, l’université paraît capable de préserver le culte de la littérature dans le temps.
Culte, pourtant, on l’a bien vu, des plus fragiles : de quoi peut donc être fait le pouvoir d’une instance qui assure le ministère d’un savoir inutile ? Dans la société libérale et capitaliste, le système des études littéraires, en effet, paraît parasitaire :
Les études universitaires dans le domaine des lettres ne conduisent comme on le sait à peu près à rien, sinon pour les étudiants les plus doués à une carrière d’enseignement universitaire dans le domaine des lettres-on a en somme la situation plutôt cocasse d’un système n’ayant d’autre objectif que sa propre reproduction, assorti d’un taux de déchet supérieur à 95 %. (S: 17)
La littérature à l’université offre alors un service reproducteur pour la valeur littéraire, capable-et ne visant qu’à-produire des spécialistes dans un domaine sans effet pour la vie courante, c’est-à-dire sans débouché d’emploi immédiat. Certes, le narrateur convient qu’« une licence ou un mastère de lettres modernes pourra constituer un atout secondaire garantissant à l’employeur, à défaut de compétences utilisables, une certaine agilité intellectuelle laissant présager la possibilité d’une évolution de carrière » (S: 17). Sans « compétences utilisables », pourtant, la littérature paraît inadéquate pour un système capitaliste ; en ce sens, pourrait-on croire, la littérature est transgressive, elle est un ennemi de l’intérieur aux forces du mal-mal idéologique que dénonçait, par exemple, Gramsci, en posant l’Art et la Littérature contre l’hégémonie étatique et économique. Plutôt, dans Soumission, elle ressemble à un divertissement de luxe. Achetable et tolérée dans le capitalisme, elle le serait tout autant dans un état islamique :
Ce qu’ils [les dirigeants de la Fraternité musulmane] souhaiteraient au fond c’est que la plupart des femmes, après l’école primaire, soient orientées vers des écoles d’éducation ménagère-une petite minorité poursuivant avant de se marier des études littéraires ou artistiques; ce serait leur modèle de société idéal. (S: 82-83)
Éducation de la minorité, une éducation sans conséquence, la littérature s’inscrit aussi bien dans les régimes dogmatiques que dans le régime libéral; elle ne conteste, finalement, ni l’un ni l’autre des régimes, présentée, ici, comme un parasite social servant les désirs et besoins individuels.
La littérature à l’université est marquée par une convaincante force d’inertie. J’ai mentionné l’indifférence du narrateur vis-à-vis l’existence réelle, placé hors du social et du politique; il en est de même de ses collègues, qui ne croient pas aux conséquences du politique :
J’étais par contre frappé par l’atonie de mes collègues. Pour eux il ne semblait y avoir aucun problème, ils ne se sentaient nullement concernés, ce qui ne faisait que confirmer ce que je pensais depuis des années : ceux qui parviennent à un statut d’enseignant universitaire n’imaginent même pas qu’une évolution politique puisse avoir le moindre effet sur leur carrière; ils se sentent absolument intouchables. (S:78-79)
Ce sentiment d’invincibilité des professeurs à la fois se trouve conforté par un système opaque, élisant avec parcimonie ses pairs et leur assurant alors, par une sorte d’adoubement, les privilèges de la fonction, et semble avoir à voir avec le rôle historique des universitaires dans les mouvements sociaux. De fait, avec Mai 68, l’intellectuel français a acquis un pouvoir politique qui semblait solidifier le système universitaire sur lequel il était juché. Or, aujourd’hui, souligne-t-on dans Soumission, ce pouvoir n’est plus qu’une illusion. Alors que les professeurs refusant de se convertir à l’Islam reçoivent une généreuse retraite, le narrateur s’étonne de ce sacrifice financier :
Sans doute s’étaient-ils beaucoup exagéré le pouvoir de nuisance des enseignants universitaires, leur capacité à mener à bien une campagne de protestation. Cela faisait bien longtemps qu’un titre d’enseignant universitaire en tant que tel ne suffisait plus à vous ouvrir l’accès aux rubriques « tribunes » et « points de vue » des médias importants, et que celles-ci étaient devenues un espace strictement clos, endogame. Une protestation même unanime des enseignants universitaires serait passée à peu près complètement inaperçue. (S: 179)
L’universitaire est endogame et n’a plus davantage la parole que le reste des citoyens ; il n’appartient qu’avec peine à la société : « J’aimais prendre le métro un peu après sept heures, me donner l’illusion fugitive d’appartenir à la “France qui se lève tôt”, celle des ouvriers et des artisans. » (S: 27)Il privilégie, sur des bases arbitraires, des spécialistes de certains auteurs au détriment d’autres : « il n’était l’auteur que d’une vague thèse sur Rimbaud, sujet bidon par excellence » (S: 28); « Mes doctorants m’avaient pas mal fait chier dans la journée avec des questions oiseuses, du genre pourquoi les poètes mineurs (Moréas, Corbière etc.) étaient considérés comme mineurs. » (S: 53) Sans plus de pouvoir sur la société, l’universitaire exerce un pouvoir omnipotent sur son domaine, pratiquant l’exclusion et la cooptation avec une perversion intimement liée à l’application totale de la domination.
L’autorité du professeur de lettres apparaît alors comme tout à fait symbolique, n’agissant que dans le cadre restreint du champ universitaire, et encore, dans celui plus restreint du domaine littéraire. Ajoutant à cela que le domaine lui-même est frappé de vacuité, d’inutilité, d’apathie, sans effet sur l’existence, et voilà un portrait bien cynique de la littérature à l’université.
Avant de conclure, je ne peux que relever une troublante régularité dans l’évolution du récit, liée inextricablement au statut de professeur d’université du narrateur : ce dernier, comme dans bien des romans de Houellebecq, n’a de relation amoureuse ou sexuelle que dans un rapport, lourdement souligné, d’autorité. Mais cette autorité, dès sa première apparition, appelle celle du professeur : « Je continuai, année après année, à coucher avec des étudiantes à la fac-et le fait que j’étais par rapport à elles en position d’enseignant n’y changeait pas grand-chose. » (S: 23) D’ailleurs, après que sa copine étudiante ait fui l’élection de la Fraternité musulmane et que l’université elle-même fût fermée, François ne cesse de se plaindre de la stagnation de sa vie sexuelle. Ce n’est qu’alors qu’il fait appel à des services d’escortes. Parmi ces escortes, il mentionne : « Elle était en mastère 2 de lettres modernes, elle aurait pu être une de mes anciennes étudiantes […]. Sexuellement, elle faisait son métier avec beaucoup de professionnalisme. » (S: 185-186) À la fin du roman, ce qui attire le narrateur vers un retour à l’université, c’est l’assurance qu’il aurait droit à plusieurs femmes fournies par le système, des femmes soumises selon les règles de la polygamie. Non sans perversion ou misogynie, Rediger décrit ainsi le système-lequel ressemble un peu à une philosophie de vie :
On peut, déjà, amener [les femmes] à être attirées par les hommes riches […]. On peut même, dans une certaine mesure, les persuader de la haute valeur érotique des professeurs d’université… […] Bon, on peut aussi accorder aux profs un traitement élevé, ça simplifie quand même les choses… (S: 294)
Tout cela ne peut évidemment être pensé hors des discours sur la littérature et ses pouvoirs, comme si, en fait, se trouvait dans ces rapports d’autorité celui du savoir littéraire dans la société. En effet, la littérature est d’ores et déjà liée à la culture féminine—l’éducation pensée par la Fraternité musulmane, je le rappelle, impliquerait de permettre à certaines femmes d’étudier la littérature. Jamais, par ailleurs, on ne mentionne d’étudiant, outre le narrateur qui fut bel et bien étudiant avant que ne commence le récit : ce sont des femmes qui étudient les lettres. L’université prend alors l’apparence d’un grand harem où les maîtres-professeurs-agissent comme le harem le suggère, en pigeant et dominant celles à leur service. Après tout, si la littérature est une longue discussion libre avec un ami, il n’est pas tout à fait absurde que son enseignement soit un libre assouvissement de ses désirs sexuels, dans une heureuse ambiance endogame. Alors, le sujet littéraire-la femme, radicalement dominée dans ce roman-peut se demander à l’instar de Myriam, amante-étudiante du narrateur :
[M]ettons que tu aies raison sur le patriarcat, que ce soit la seule formule viable. Il n’empêche que j’ai fait des études, que j’ai été habituée à me considérer comme une personne individuelle, dotée d’une capacité de réflexion et de décision égales à celles de l’homme, alors qu’est-ce qu’on fait de moi, maintenant ? Je suis bonne à jeter ? (S:43)
Le roman répond de façon éloquente. Il ne se contente pas de dire, tu deviens l’objet des dominants, on ne te jette pas, on te consomme. Ce que dit Soumission, plutôt, c’est bien : tu es déjà soumise, tu es déjà objet, seuls des principes te disent le contraire, la réalité, elle, sévit chaque jour. La liberté de l’individu, comme celle de la littérature, comme celle de la démocratie, ne meurt pas dans ce roman; au contraire, ces concepts sont déjà morts et ne proposent que les spectres d’eux-mêmes, des idées devenues lieux communs.
Il y va de Houellebecq
Le portrait est sombre, certes. Parler du cynisme de l’écriture de Houellebecq ressemble sans doute à un détour superflu, on connaît déjà ses capacités à creuser profond la tombe de l’humanité. Il serait vain, en ce sens, de tenter de lier la représentation et le discours de la littérature dans Soumission à quelque réalité postmoderne ; il ne serait guère productif de conclure, par exemple, reprenant la manière goldmanienne, que comme sujet transindividuel, Houellebecq rend compte d’une vision du monde, traversée par l’idéologie d’une classe sociale et d’une époque, construits d’interdiscours[4]. Ce serait donner beaucoup de foi à l’expérience de la littérature, foi que le roman lui-même attaque.
En fait, ce qui nous permet de lier ce roman à la semiosis social est bien le cynisme, le relativisme qu’il évoque, rappelant les crises des études littéraires et plus largement des sciences humaines : avec Fish et Eagleton, William Marx et Dominique Maingueneau se lit la perte de discours constitutifs capables ou autorisés à produire la vérité. L’esprit postmoderne, si tant est qu’il s’agisse de cela, devient alors l’organisateur-ou le désorganisateur-des discours sociaux, dont Soumission serait une exploration probante. Car, comme le roman le souligne, la fin de l’Occident, son suicide, sa disparition, s’effectue sans heurts, sans qu’on l’attaque, il termine dans une absence assez effrayante d’assaut. Perry Anderson soutenait déjà, après Fredric Jameson et Jürgen Habermas : « Le modernisme, dès ses origines, chez Baudelaire ou Flaubert, se définissait comme “anti-bourgeois”. Or le postmodernisme est ce qui advient lorsque cet adversaire disparaît sans même avoir été vaincu. » (2010 : 122) Le postmodernisme se construirait alors grâce à la fin des antonymes de la modernité, c’est une victoire de la modernité sans vainqueur. La formule de Terry Eagleton, radicalement politique, est encore plus amusante. Après avoir décrit une époque où la gauche vit les lendemains d’une grande défaite, incapable de retrouver du sens après la débandade-culturelle, politique, littéraire-, il laisse tomber :
Imagine, finally, the most bizarre possibility of all. I have spoken of symptoms of political defeat ; but what if this defeat never really happened in the first place ? What if it were less a matter of the left rising up and being forced back, than of a steady disintegration a gradual failure of nerve, a creeping paralysis ? […] There is, of course, no need to imagine such a period at all. It is the one we are living in, and its name is postmodernism. (1996 : 19-20)
Le roman de Houellebecq s’inscrit assez bien dans ce lendemain : la liberté intellectuelle, la liberté d’expression, la liberté de pensée sont défendues par des vestiges, des principes usés qui n’ont plus les moyens de leurs fondements. La littérature, vieil art de l’Occident finissant, prend une place certes, mais cette place est érigée sur du vide et vite disparue au profit d’affaires sérieuses : la politique, la religion, l’existence. L’université plane sur une gloire ancienne, mais elle n’est devenue qu’une chasse gardée, pur exercice de pouvoir autotélique, où l’autorité sur la littérature est omnipotente ; sur la société, nulle.
Soumission reconduit donc les idées reçues du postmodernisme, c’est peu de le dire. Mais après tout, peut-être fait-il un pas de plus ? Au sein d’une dialectique entendue où au terme postmoderne semblent, en homologie, répondre les termes poststructuralisme et postcolonialisme[5], l’œuvre de Houellebecq souligne le retour dont procède son discours. Il est vrai que le discours sur la littérature, le discours moderne et structuraliste, acceptait d’une certaine manière l’inutilité des lettres, car elles étaient un objet épistémique en soi, comme expérience du langage, elles justifiaient leur existence et leur distinction. Cela, cependant, se faisait sous le couvert d’une scientificité, et le structuralisme, cette « conscience éveillée et inquiète du savoir moderne » (Foucault, 1966 : 221) se voulait pour beaucoup critique des pôles nationaux et des normes ethnologiques. À cet égard, François, le narrateur de Soumission, n’est pas un critique structuraliste, il participe plutôt de cette « contre-modernité coloniale à l’œuvre dans les matrices dix-huitémiste et dix-neuviémiste de la modernité occidentale » (Bhabha, 2007 : 270). Englué dans un vieil humanisme – humanisme narcissique, mais humanisme tout de même -, il pense la littérature dans une acception linéaire, presque nationale, et à la polyphonie des discours sociaux qui s’emboîtent au sein des textes, il préférera la discussion entre amis, entre deux individus, ignorant la pluralité des voix dont serait faite la littérature dans son acception poststructurale et postcoloniale, au profit d’un échange intime. C’est en ce sens que l’idéologie dans le texte paraît antimoderne, pré-moderne même ; la littérature y prend les atours de l’art Péguyen, pré-sartrien, la politique devient une lutte de dogmes totalitaires, le nationalistme d’un côté, la religion de l’autre. Mais cette réalité pré-moderne, dans Soumission, est habitée par des êtres postmodernes, volontiers apathiques. De là l’élection d’un parti islamiste ayant pour principe ce qui s’oppose à la démocratie. De là la ruine de la littérature. Plus précisément, l’élection de la Fraternité musulmane, idéologiquement, est annoncée dans le roman par la perte même de l’idéal démocratique :
Un candidat centre-gauche était élu, pour un ou deux mandats selon son charisme individuel, d’obscures raisons lui interdisant d’en accomplir un troisième ; puis la population se lassait de ce candidat et plus généralement du centre gauche, on observait un phénomène d’alternance démocratique, et les électeurs portaient au pouvoir un candidat de centre droit, lui aussi pour un ou deux mandats, suivant sa nature propre. Curieusement, les pays occidentaux étaient extrêmement fiers de ce système électif qui n’était pourtant guère plus que le partage du pouvoir entre deux gangs rivaux, ils allaient même parfois jusqu’à déclencher des guerres afin de l’imposer aux pays qui ne partageaient pas leur enthousiasme. (S: 50-51)
Autant les politiciens semblent évincés de leur poste par des mouvements d’humeur, en vertu de leur « charisme individuel » ou de leur « nature propre », autant la littérature semble n’être plus l’affaire que de préférences personnelles. L’idéal s’en est allé. Comme rarement, en fait, ce roman nous met face à la parenté entre démocratie et littérature. Même si c’est pour, funestement, les unir dans la tombe. Par là, nous avons affaire à une fable tardivement postcoloniale. À la question d’Antoine Compagnon citée d’entrée de jeu, « pourquoi parler de la littérature française moderne et contemporaine », Soumission répond : parce que nous le faisons depuis longtemps, par habitude, inspiré par de vieilles idées qui n’ont plus rien à voir avec la société d’aujourd’hui, et cela tient autant pour le nom – la littérature, qu’est-ce encore ? - que pour le substantif – la littérature française conçue comme littérature tout court, tout-littérature, chez Compagnon, est pour le moins embarrassante et exige un peu de lucidité, un pas de côté pour percevoir le monde après l’impérialisme.
La « gratuité d’expression » que serait la littérature, manière de nommer « l’art pour l’art », n’est pas davantage reconnue dans ce roman que la mission démocratique de la littérature comme la présentait, par exemple, Erich Auerbach et son Mimesis : mission de discours qui consistait à intégrer dans la parole admise toutes les classes sociales, tous les faits, des plus illustres aux plus quotidiens, l’ouvrage majeur d’Auerbach montre que l’histoire littéraire descend l’échelle des classes au fil du temps pour en venir jusqu’à nommer et représenter les mineurs (chez Zola) ou les femmes (chez Woolf, notamment). Ni « gratuité d’expression », ni « liberté d’expression »-le tout exprimer-, la littérature est chez Houellebecq une sorte d’artifice nihiliste, un divertissement existentiel. C’est pourquoi il a été assez étonnant et assez contradictoire que ce roman ait été lié aux thèmes de l’attentat de Charlie Hebdo. Il y a évidemment la simultanéité de la sortie du livre avec les événements : paru au début janvier 2015, le livre de Houellebecq annonçait déjà un petit scandale, on entendait surgir l’épithète « xénophobe » s’additionnant à celles qui pesaient sur l’écrivain depuis ses premiers livres. Mais par le contenu aussi, le livre et la tragédie entretenaient un dialogue. La mise en scène de la Fraternité musulmane qu’effectue Houellebecq, après tout, peut sembler moqueuse vis-à-vis de la communauté musulmane, et c’est en réponse à des moqueries satiriques que les attentats ont été perpétrés le 7 janvier 2015. Pourtant, on l’a vu, dans Soumission, le « je suis Charlie » et les professions de foi sur la liberté d’expression trouvent évidemment peu de substance, outre, peut-être, par sa capacité et son courage d’exprimer une hypothèse limite. En fait, le paradoxe devient des plus troublants quand on réalise qu’en effet, pragmatiquement, le livre, en tant qu’objet littéraire, revêt une charge politique, s’inscrit dans un contexte et milite, d’une certaine manière, dans ce contexte – ce serait l’idéologie du texte. En présentant François, à l’instar d’Antoine Compagnon, fêtant la littérature comme discussion intime avec un ami, le roman souligne la morbidité de cette position, car, en lui-même, après la tuerie du 7 janvier 2015, il devient un acte politique, une parole sur le monde reconduisant les diktats et les désamorçant dans le même geste. Comme le disait Eagleton, toute théorie littéraire postule une utilité à la littérature. Ici, plus simplement, on dénude l’inutilité dans laquelle elle paraît avoir été cantonnée. Cette dénudation revêt quelque acte rebelle, en sous-texte, et dans cette ironie houellebecquienne évanescente se lit la nécessité de redonner à la littérature sa valeur de discours. Les événements de Charlie Hebdo infléchissant sans doute la lecture, il reste néanmoins au terme de cette errance nihiliste l’impression qu’aux nouveaux dogmes, réels et tangibles dans la société postcoloniale, il faut savoir réimposer le dogme de la liberté, et même, une liberté inquiétante, que portait jadis – il faut s’en souvenir – ce qu’on nommait la littérature.
Footnotes
- Le 10 août 2014, Le Figaro. <http://www.lefigaro.fr/vox/culture/2014/08/08/31006-20140808ARTFIG00333-antoine-compagnon-on-est-un-meilleur-ouvrier-si-on-a-lu-montaigne-ou-proust.php>
- Michel Houellebecq, Soumission, Paris, Flammarion, 2015. Désormais, toute mention à cette édition sera signifiée par (S : suivi du numéro de page).
- Il s’agit évidemment d’une paraphrase du slogan du Canard enchaîné.
- Il s’agit d’une idée importante du « structuralisme génétique » de Lucien Goldmann, dont on peut retrouver une présentation des principes, notamment, dans Pour une sociologie du roman, Paris, Gallimard, 1964.
- Pour une introduction au rapport entre poststructuralisme et postcolonialisme, voir Simon Gikandi, « Poststructuralisme et discours postcolonial », dans Neil Lazarus [dir.] Penser le postcolonial. Une introduction critique, traduit de l’anglais par Marianne Groulez, Christophe Jaquet et Hélène Quiniou, Paris, éditions Amsterdam, 2006 [2004], p. 175-202
Works Cited
Anderson, Perry (2010 [1998]), Les origines de la postmodernité, traduit de l’anglais par Natacha Filippi et Nicolas Vieillescazes, Paris, Les prairies ordinaires (Penser/Croiser).
Bhabha, Homi K., Les lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, Paris, Payot, 2007.
Compagnon, Antoine (2013), La littérature, pour quoi faire ?, Paris, Collège de France/Fayard (Leçons inaugurales du Collège de France).
Alexandre Devecchio et Vincent Tremolet de Villers, « Antoine Compagnon : “ On est meilleur ouvrier ai on a lu Montaigne ou Proust” », Le Figaro, 8 août 2014, [en ligne] http://www.lefigaro.fr/vox/culture/2014/08/08/31006-20140808ARTFIG00333-antoine-compagnon-on-est-un-meilleur-ouvrier-si-on-a-lu-montaigne-ou-proust.php [page consultée le 1er mars 2015]
Eagleton, Terry (1994 [1983]) Critique et théories littéraires. Une introduction, traduit de l’anglais par Maryse Souchard, Paris PUF (Formes sémiotiques).
Eagleton, Terry (1996), The Illusions of Postmodernism, Oxford, Blackwell Publishers.
Fish, Stanley (2007), Quand lire, c’est faire. L’autorité des communautés interprétatives, traduit de l’anglais par Étienne Dobenesque , Paris, Les prairies ordinaires (coll. Penser/Croiser).
Foucault, Michel, Les mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966.
Gikandi, Simon, « Poststructuralisme et discours postcolonial », dans Neil Lazarus [dir.] Penser le postcolonial. Une introduction critique, traduit de l’anglais par Marianne Groulez, Christophe Jaquet et Hélène Quiniou, Paris, éditions Amsterdam, 2006 [2004], p. 175-202.
Houellebecq, Michel (2015), Soumission, Paris, Flammarion.
Maingueneau, Dominique (2006), Contre Saint Proust ou la fin de la littérature, Paris, Belin.
Marx, William (2005), L’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation : XVIIIe-XXe siècle, Paris, Minuit (Paradoxe).
Rancière, Jacques (2007), Politique de la littérature, Paris, Galilée (La philosophie en effet).