Dans notre monde multipolaire, il nous faut, pour espérer avoir une vue d’ensemble, multiplier les points de vue et appréhender la notion de « postcolonialisme » selon des lieux – géographiques, linguistiques et idéologiques- différents. Le premier de ces lieux qui exige un effort de déplacement de la pensée est celui des anciennes colonies, où des peuples et des civilisations se sont reconstitués, après les Indépendances, comme des entités à part entière. C’est le cas de l’Algérie, et d’une partie du Moyen-Orient. Comment le postcolonialisme est-il vécu et théorisé dans ces anciennes colonies ?
Notons pour commencer que le vocabulaire utilisé dans ces pays anciennement colonisés diffère de celui utilisé par les anciennes puissances coloniales européennes. En effet, le mot isti’mâr, équivalent arabe du mot européen « colonisation » est peu employé, que cela soit dans les discours officiels, ou dans la vie courante. Ainsi, pour évoquer l’époque coloniale, l’expression utilisée est qabla al-istiqlâl : « avant l’indépendance ». De même, l’expression ba’da-l-istiqlâl (« après l’indépendance ») désigne l’époque post-coloniale. Autrement dit, le point de rupture historique, suggéré par la notion de post-colonialisme, coïncide dans le temps (par exemple 1964 pour la France et l’Algérie) mais se diffracte dans l’expression : c’est la fin d’un moment pour la France, et le début d’un autre pour l’Algérie. Cette rupture se fait donc avec des mots, et des visions, qui continuent à diverger aujourd’hui encore. Deux témoins remarquables de cette expérience diffractée du postcolonialisme sont les écrivains Kateb Yacine, auteur de Nedjma (1956), et Amara Lakhous, auteur de Kayfa tardha’ou mina-dhi’bati douna an-ta’adhdhak [Comment téter la louve sans se faire mordre] (2006). Cinquante ans séparent la publication ces deux œuvres, qui pourtant témoignent d’expériences similaires : après la colonisation, on ne peut plus raconter d’histoire, ni l’Histoire, de façon linéaire. Ces deux romans fonctionnent en effet de façon circulaire. Ils n’ont ni début ni fin bien déterminés, et leurs chapitres se font écho. Dans Nedjma, une même scène revient, à différents moments de l’intrigue : des hommes, qui ont aimé à la folie la même femme, se retrouvent pour boire. Dans Comment téter la louve sans se faire mordre, la scène-leitmotiv est un cri de loup poussé par un homme qui a pourtant, à son actif, plusieurs langues.
Le roman de Lakhous paraît en 2006, en Algérie, en arabe. Puis à Rome, en italien, traduit par l’auteur lui-même. Dans cette translation, le roman change de titre. De Comment téter la louve sans se faire mordre en arabe, il devient, en italien, Scontro di civilità per un ascensore a piazza Vittorio, soit, en français, Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio. Il est significatif que chaque titre renvoie à l’une des deux thèses postcolonialistes les plus courantes, celle de l’innutrition, les civilisations se nourrissant les unes des autres, ou bien celle du choc. Et les deux thèses se trouvent ici déconstruites. Pour Amara Lakhous, il ne va pas de soi que les civilisations puissent pacifiquement se mêler et échanger, ni qu’elles forment des blocs voués à s’entrechoquer. L’auteur, par le biais du roman, dépasse l’alternative innutrition/choc des civilisations en ramenant l’histoire, et l’Histoire, à des rencontres humaines, singulières, aléatoires.
Dans Nedjma aussi, l’Histoire, dans son acception logique et linéaire, se trouve brouillée. Dans son roman a-chronologique, Kateb entremêle des éléments de nature différente – biographique, historique et mythique, sans qu’aucun de ces éléments ne domine. Dans Nedjma, des personnages représentatifs de la colonisation (tel Monsieur Ernest) côtoient en effet les Ancêtres de la tribu, dont on a oublié le nom, mais dont le sang coulent encore dans les veines des protagonistes. En outre, le sang de Nedjma est mêlé, puisqu’elle est juive par sa mère, arabe par son père, française par sa mère, algérienne par son père… Le lignage devient flou, multiple, et le sens de l’Histoire aussi. Le mal, l’ignorance, la barbarie ne sont pas d’un seul côté, mais de tous les côtés.
Chez Lakhous aussi, les personnages incarnent les méandres de l’Histoire. Ils ne sont pas uns, mais pluriels, notamment le narrateur, Ahmed, appelé aussi Amadeo, et sur lequel chacun projette ses peurs, ses espoirs, ses désirs, en un mot, son idéologie. Ahmed-Amedeo fait ici office de miroir idéologique : il apparaît tout aussi bien comme un dangereux immigré, que comme un Européen de bonne famille, élégant, cultivé. Lui-même finit par ne plus savoir qui il est, et quel sens a son histoire, et, avec elle, l’Histoire. Le roman, qui superpose dix versions d’un même événement, montre à quel point la vérité historique est une construction.
Ces deux œuvres se ressemblent ainsi par leur forme, dite « étoilée » : le centre du récit, qui, dans la littérature antérieure, se confondait avec la conscience du narrateur, explose ici dans diverses directions, et cet éclatement produit un texte plurifocal et plurivocal. Nedjma, le personnage central chez Kateb Yacine, se tait. Mais beaucoup de voix parlent à sa place. Ceux qui l’ont croisée livrent leur vision, leur perception. Aucun d’eux n’a totalement raison. Ni totalement tort. Car personne ne possède la réalité tout entière. Chacun part de ce qu’il est pour tenter de saisir qui est Nedjma. Et Nedjma, métaphore de l’Algérie, n’est à personne dans l’absolu, et, idéalement, à tous. Ce partage est difficile, mais nécessaire. Il nous faut partager le monde pour ne pas le détruire. Et l’une des façons qui permettent d’apprendre le partage est la littérature. Autrement dit, le postcolonialisme arabe produit depuis cinq décennies des œuvres littéraires qui reflètent remarquablement bien notre monde plurivoque et équivoque. Si la colonisation a produit de l’aphonie, les œuvres des nouveaux auteurs issus du monde arabe osent le brouhaha, en donnant la parole à des personnages contradictoires, qu’ils font parler d’ailleurs dans de nombreuses langues. C’est l’une des autres caractéristiques des œuvres de Kateb Yacine et d’Amara Lakhous : les langues française, arabe, berbère, italienne, persane, turque … s’y rencontrent, chacune témoignant d’une façon de dire le monde.
Notons que, ni dans le texte de Kateb, ni dans celui de Lakhous, les mots « colonisation », « colonialisme » ou « postcolonialisme » n’apparaissent. Les effets de l’entreprise coloniale sont tangibles, mais leurs causes sont tues. Il y a comme une pudeur, ou une fierté, à ne pas vouloir nommer la colonisation. Camus non plus ne nomme pas l’Algérie dans son œuvre littéraire, bien que ce pays y soit tout entier perceptible. Ce n’est que sous sa plume de journaliste, et dans sa bouche, à la réception du Nobel, que ce nom essentiel se fait lire et entendre. De même, les écrivains arabes du postcolonialisme témoignent de ce que le monde vit depuis cinquante ans de leur point de vue, en usant d’une poétique de l’implicite et du détour.
Lorsque ces écrivains sont lus par un théoricien de l’envergure d’Edward Saïd, l’implicite est explicité, et le détour s’éclaire. L’auteur de Orientalism (1978) reste à ce jour le plus grand décrypteur de la littérature coloniale et postcoloniale. Et c’est à la compréhension fine des mots qu’il s’attelle, en commençant par celui d’ « orient », une invention de l’Occident, qui, lui-même, est une invention. Quinze années plus tard, un autre mot retient son attention, celui de « choc ». Car, selon un certain point de vue développé par Samuel Huntington dans un article publié dans le Foreign Affairs à l’été 1993, « la politique mondiale entre dans une nouvelle phase » dominée par « le choc des civilisations » notamment « occidentale et non-occidentales ». Cette expression de « choc des civilisations », que Samuel Huntington vulgarise, fut forgée par Bernard Lewis dans un article intitulé « Les racines de la rage musulmane » paru en septembre 1990 dans The Atlantic Monthly. Voici les dernières lignes de cet article :
« Il devrait à présent être manifeste que nous faisons face à un état d’esprit et à un mouvement qui transcendent largement le niveau des problématiques, des politiques, des gouvernements qui les mènent. Ce n’est pas autre chose qu’un choc des civilisations –les réactions peut-être irrationnelles mais indéniablement historiques d’un ancien rival contre notre héritage judéo-chrétien, notre activité séculière, et l’expansion de ces deux éléments de par le monde ».
Une nébuleuse se dessine ici, avec les mots « orient », « occident », « choc », « civilisation », « culture » et « islam ». Ce qui lie ces mots, et fait émerger l’idéologie qui les tient ensemble, c’est une certaine pensée teintée de néocolonialisme. Bernard Lewis, et après lui Samuel Huntington, peinent à penser le monde en d’autres termes que ceux de la rivalité. Edward Saïd le montre très bien dans un article intitulé « Le choc des définitions », repris dans Réflexions sur l’exil et autres essais (2008). Il y explique qu’à force de définir les cultures vivantes comme si elles constituaient des civilisations monolithiques, on court droit au choc. Finalement, le choc est une invention qui finit par se réaliser.
Il nous faut donc affirmer désormais que le postcolonialisme est non seulement un moment historique, qui succède à l’époque coloniale, mais qu’il doit surtout être une intention, celle d’en finir avec le mode de pensée colonial. Deux autres auteurs arabes de grande envergure peuvent nous y aider. Il s’agit de Naguib Mahfouz et d’Ali Ahmed Saïd Esber dit Adonis. Leurs œuvres sont traduites en langues européennes, et assez bien diffusées. Elles sont donc accessibles à quiconque désire mieux comprendre le monde, et résister à la diabolique tentation de le scinder en blocs antagonistes. Dans un roman qui lui valut à la fois la gloire et d’acerbes critiques (Awlâd hâratinâ, 1965 ; trad.1991 : Les Enfants de la Médina), Naguib Mahfouz montre comment les cultures arabo-musulmanes et judéo-chrétiennes puisent aux mêmes sources. Quant au poète arabe Adonis, il démontre, dans un article publié dans Le Monde du 1er novembre 2001, que toutes les civilisations, occidentales et non-occidentales, sont malades et qu’elles doivent faire leur autocritique pour espérer mieux exister et mieux co-exister. D’autres auteurs issus du monde arabe, tels Mohammed Arkoun, Tayyeb Sâlih, Mahmoud Darwich, Salah Stétié, A.Meddeb… sont à lire, ou à relire, pour en finir avec la colonisation, et le choc des civilisations.
Le recours à la littérature est nécessaire dans cette entreprise de décolonisation des idéologies. Car elle est le meilleur révélateur des consciences et de leur inconscient. Ainsi, on a pu observer, puis essayé de comprendre, pourquoi le mot « colonisation » était absent des romans de Kateb Yacine et Amara Lakhous. Ces œuvres sont absolument postcoloniales dans la mesure où elles nous offrent une façon d’appréhender le monde après la colonisation. Les traces de cette colonisation sont tenaces, et indéniables, dans ces textes. Elles en constituent en quelque sorte la trame. Mais le tissage des mots vise à autre chose… Y transparaît un nouveau monde, ou un autre monde. L’expérience que nous faisons à la lecture de Kateb et de Lakhous est celle de la plurifocalisation. Grâce à eux, nous expérimentons, de manière sensible, dans notre tête et dans notre chair, la pluralité des points de vue. La lecture nous fait saisir, de l’intérieur, ce qu’aucun grand discours ne nous fera ressentir. Comme les personnages d’un roman, nous sommes pluriels. Nos mondes sont pluriels. Et nos points de vue se complètent surtout lorsqu’ils s’opposent.
A quoi sert la littérature ? Aujourd’hui, elle peut éviter que nos mondes ne s’entrechoquent et ne s’annihilent. Les œuvres littéraires postcoloniales doivent être lues, en même temps que sont analysées et diffusées les thèses postcoloniales. Car, s’il paraît bien peu aisé de se mettre à la place de l’Autre dans l’arène politique, le faire en lisant un roman s’avère plus efficace car plus agréable. La lecture fait taire l’ego du lecteur, et lui permet de se mettre un moment à la place d’autrui. Alors, lisons, relisons, les grands auteurs, notamment ceux issus du monde arabe, et tentons d’éviter que le pire ne se (re)produise.