Quelle réponse, s’inscrivant dans une perspective postcoloniale, apporter aux attentats terroristes qui ont eu lieu à l’encontre du journal satirique français Charlie Hebdo, et ont conduit au massacre brutal de l’ensemble ou presque de son comité de rédaction? Le 7 janvier 2015, deux hommes armés ont pénétré dans les bureaux de Charlie Hebdo, situés dans le 11ème arrondissement de Paris, tuant des dessinateurs de premier plan tels que Charb, Cabu, Honoré, Tignous et Wolinski. Les deux tireurs auraient alors crié « Allahu Akbar » (Dieu est grand en arabe) et aussi « On a vengé le Prophète », faisant référence à une série de caricatures du Prophète Mahomet. On a identifié plus tard les tireurs comme étant les frères Kouachi, deux citoyens français musulmans d’origine algérienne s’étant formé au maniement des armes au Yémen, et appartenant à l’organisation terroriste islamiste Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA). Des preuves indiquent également que des liens existent entre les frères Kouachi et Amedy Coulibaly qui, deux jours après les attentats, tuait quatre otages dans un supermarché casher juif situé Porte-de-Vincennes dans le 12ème arrondissement. Dans une courte vidéo posthume, Coulibaly affirme avoir appartenu à un autre groupe armé, L’État Islamique en Irak et au Levant (EIIL).
En tout, la tuerie de Charlie Hebdo a fait douze morts, y compris trois officiers de police. Une chasse à l’homme a suivi, à l’issue de laquelle les trois terroristes ont été abattus dans une embuscade policière se déroulant simultanément à deux endroits différents de Paris. La couverture sensationnaliste qu’a fait les médias de l’événement a contribué à l’intensification du choc post-traumatique que de nombreux Français ont éprouvé au lendemain des attentats. Le 11 janvier, environ deux millions de personnes, y compris 40 dirigeants à travers le monde, ont défilé dans les rues de Paris afin de montrer leur solidarité à l’égard des dessinateurs morts et de soutenir la liberté d’expression, ainsi que la liberté de la presse. Les gens n’ont pas manqué de pointer du doigt l’ironie causée par la présence de chefs d’état en provenance de pays tels que l’Egypte, la Turquie ou Israël, dont le bilan en matière de libertés est plus que discutable. Le slogan « Je suis Charlie » (I am Charlie) est devenu le cri de ralliement d’une foule autrement silencieuse dans son ensemble, encore en deuil et encore frappée par la signification des attentats. Les gens ont eu le sentiment qu’une partie de l’esprit irrévérencieux français s’était éteint dans les attentats. La question n’est pas de savoir si l’on aime ou non Charlie Hebdo, mais de comprendre que le journal était le symbole d’une époque vraisemblablement révolue.
Charlie Hebdo est d’abord apparu en 1970 dans le sillon de Mai 68, et comme successeur du magazine Hara-Kiri, interdit pour s’être moqué de la mort de l’ancien Président Charles de Gaulle. La posture gauchisante, anti-cléricale et anti-militariste du journal a amené ses dessinateurs à tourner en dérision toutes formes d’autorité, laïque ou non, comme le patriarcat. Son contenu sexuellement explicite, son langage cru et sa caricature du « beauf » (équivalent français du « redneck » américain) a servi à briser de nombreux tabous au sein d’un pays encore majoritairement rural, superstitieux et bigot. L’impertinence de Charlie Hebdo épousait à la perfection un des slogans révolutionnaires de Mai 68 : « Il est interdit d’interdire ». Après avoir cessé la publication du journal dans les années 80, Charlie Hebdo a repris son édition hebdomadaire. Depuis, le journal a comparu dans plus de 50 procès judiciaires, la plupart découlant de plaintes de la part de l’extrême droite, des grands médias, et de l’Église Catholique. Dans la plupart des cas, il a remporté ces procès. Depuis 2006 et la controverse au sujet des caricatures du Prophète Mahomet, Charlie Hebdo a systématiquement nié être un journal raciste et islamophobe. Le licenciement de l’éminent dessinateur Siné en 2008, suite à des accusations d’antisémitisme, l’incendie criminel contre les bureaux du journal en 2011, et les attentats terroristes en ce début d’année 2015, laissent cependant penser que si Charlie Hebdo est demeuré fidèle à son credo libertaire, la société française, quant à elle, a changé – et pas forcément dans le bon sens.
Étant Français, j’éprouve des sentiments très partagés s’agissant de défendre Charlie. En France, le blasphème n’est pas un délit et il existe une longue tradition de satire politique et religieuse faisant la fierté du pays, et remontant à la Révolution française. Ce n’est pas pour nier le contexte spécifiquement postcolonial dans lequel s’est inscrit la controverse autour de Charlie, ce qui m’a poussé à coucher sur papier mes pensées afin de provoquer davantage de débat au sein de la gauche. L’histoire commence dans les années 50 dans le cadre des luttes de libération anticoloniales, en particulier en Algérie. L’actuelle Ve République française est née du fait de la guerre d’indépendance algérienne, entraînant l’effondrement de la IVe République. Ces luttes furent en général laïques, inspirées du nationalisme panarabe, du tiers-mondisme ou du communisme. Ces idéologies laïques n’ayant pas réussi à se constituer en alternatives viables au capitalisme, l’idéologie religieuse – « l’opium du peuple », pour utiliser une formule marxiste consacrée – est venue occuper un vide politique dans une époque que certains ont décrite comme étant « postrévolutionnaire » (Dirlik 1997). Ainsi qu’a ajouté un journaliste français du journal britannique The Guardian après les attentats, « le chaos qui a émergé pendant et après les guerres d’indépendance vis-à-vis de l’Occident (dont la responsabilité est clairement engagée) a fourni une excellente opportunité aux fanatiques de revenir au premier plan, dont la profonde rancœur face à l’évolution de leur pays était venue alimenter un désir de vengeance. »
Les Arabo-Musulmans qui ont émigré en France à partir des années 60 jusqu’à nos jours sont venus pour différentes raisons : pour fuir le fondamentalisme religieux (en Algérie : la décennie noire des années 90 et de la guerre civile), fuir la pauvreté, ou parce que ces derniers voyaient en France le pays de la liberté, égalité, fraternité. C’est je crois ici, toutefois, qu’une autre histoire commence. Les Arabo-Musulmans de deuxième et troisième générations sont nés en France et pourtant ont grandi dans un contexte de chômage de masse, de discrimination raciale et de montée du communautarisme ethnico-religieux. Les émeutes de 2005 furent un symptôme de la ghettoïsation rapide des banlieues, désormais largement racialisées (concomitant avec la montée de l’extrême droite), et qu’un film comme La Haine de Mathieu Kassovitz avait prédit dix ans auparavant. De bien des façons, les émeutes ont marqué un tournant décisif : considérées en France comme le plus grand soulèvement depuis Mai 68, celles-ci ont aussi conduit le gouvernement à réinstaurer la loi martiale. De manière significative, la dernière fois que c’est arrivé était pendant la guerre d’Algérie. Composé d’intellectuels publics, d’universitaires et de militants locaux issus d’origines diverses, la naissance en 2006 du parti politique décolonial Les Indigènes de la République est venu occuper un espace plus que nécessaire à gauche. Leur diagnostic était que la gauche française, à laquelle Charlie appartient, s’est rendue complice de la perpétration d’une situation s’apparentant à l’apartheid au sein d’une France néocoloniale.
C’est une réalité à laquelle des segments de la gauche, en particulier dans le monde anglo-saxon, n’ont pas hésité à se confronter en condamnant de façon quasi unilatérale le caractère islamophobe de la ligne éditoriale de Charlie Hebdo. Certains sont allés jusqu’à suggérer que n’importe quelle organisation de gauche digne de ce nom devrait faire de son mieux pour faire interdire Charlie Hebdo (par des moyens légaux, faut-il préciser!)[1]. Ce faisant, ces organisations se sont jointes au concert général de dénonciation et de colère émanant de Musulmans qui, à travers la planète, ont protesté contre la publication par Charlie Hebdo d’une nouvelle caricature du Prophète figurant sur la couverture de leur premier numéro suite aux attentats. Le journal indépendant a choisi de faire un tirage exceptionnel à 7 millions d’exemplaires au lieu des 60 000 habituels ; le numéro a été distribué dans plus de 20 pays, et traduit en espagnol, en italien, en anglais, en turc et en arabe. Il est significatif, cependant, que de nombreux canaux médiatiques anglo-saxons aient choisi de censurer le numéro afin de ne pas heurter la communauté musulmane. Beaucoup de critiques de Charlie, venant de la gauche, ont ainsi soulevé les préoccupations suivantes, que je n’essayerai pas de réfuter, connaissant bien le journal satirique : à savoir que Charlie a manifestement ignoré le contexte d’une islamophobie rampante en Occident; qu’il a appliqué une politique de « deux poids, deux mesures », en particulier depuis l’arrivée du directeur de la rédaction Philippe Val, quand il s’agissait de caricaturer les Juifs; et que de se moquer du christianisme, religion dominante en France, n’est pas la même chose que de se moquer d’une minorité religieuse opprimée telle que les Musulmans.
Je souhaiterais à mon tour soulever certaines préoccupations, dans la mesure où, que nous aimions ou non Charlie, ce dernier faisait et fait encore partie intégrante d’un certain esprit de gauche – libertaire, anarchiste, et anti-clérical. Devrions-nous nous précipiter pour « traiter » (ou interpeller, selon la terminologie de Louis Althusser) Charlie d’islamophobe, au risque d’étouffer notre critique de l’Islam politique et de la façon dont celui-ci a échoué au cours des quatre dernières décennies à remplir ses promesses de prospérité, d’égalité et de liberté ? Nous avons vu, en France et ailleurs, la manière dont l’accusation d’antisémitisme a servi à entraver toute critique du régime d’apartheid d’Israël vis-à-vis des Palestiniens. Ne devrions-nous pas aussi réfléchir au fait que des djihadistes aient choisi de prendre pour cible un journal gauchisant plutôt que, disons, le siège du Front National et de l’extrême droite de Marine Le Pen ? Cette simple réalité devrait nous alerter au climat politique profondément réactionnaire qui est le nôtre. La montée du fondamentalisme religieux, en outre, ne concerne pas seulement le Moyen-Orient et l’Islam, mais aussi l’Inde hinduvta et le sionisme juif, ou, plus près de l’Europe, un pays rongé par la crise tel que la Grèce, où l’Eglise Orthodoxe – avec la complicité du parti néo-nazi Aube Dorée –, a dans certains endroits remplacé l’État suite à l’effondrement du système social. Enfin, et surtout, ne devrions-nous pas réfléchir à la politique « représentationnelle » d’un journal satirique comme Charlie, au lieu de condamner ce dernier, et par là-même écarter des questions épineuses ? En effet, l’envie de conserver l’exclusivité de la (non-)représentation qui est faite de la figure hautement symbolique de Mahomet, sujet au demeurant contentieux même au sein de l’Islam, m’apparaît comme un geste auto-essentialisant renvoyant, par effet de miroir, à l’imaginaire orientaliste de l’Occident. Dès lors, on piège davantage l’Islam dans une image faussée d’elle-même, à savoir religieuse, dogmatique, ou arriérée.
Pour les Musulmans français, dont la condition est par certains aspects semblable à celle des Noirs américains aux États-Unis de par leur marginalisation de longue date, il n’existe guère d’autre choix que de se radicaliser ou de rester des « Musulmans modérés » – l’équivalent français du « bon nègre ». Pourtant, le cas des frères Kouachi, qui parlaient à peine arabe et n’avaient rejoint le djihad qu’après de longues années de radicalisation, fait d’eux une parodie du « terroriste essentialiste » (Said 1988, 49) dépeint par les médias. Comme l’a fait remarquer dans le passé l’intellectuel Edward Said, « la chose la plus frappante concernant le “terrorisme” […] est son isolement de toute explication ou circonstances atténuantes, et aussi son isolement des représentations de la plupart des autres dysfonctions, symptômes et maladies du monde contemporain » (47). Souvent occulté des médias, en toile de fond apparaît l’enfance des frères Kouachi, qui ont grandi dans un ghetto parisien, avec une mère suicidaire et un père absent, ou encore le confinement d’Amedy Coulibaly dans les conditions sordides du système carcéral français. Cela montre qu’on ne peut pas évacuer le terrorisme en invoquant un acte irrationnel de barbarie (c’est-à-dire, étymologiquement, ce qui est étranger ou « Autre »). Cela ne signifie pas non plus que ces derniers ne furent que de simples « victimes du système ». Ils se posent plutôt en sujets rationnels portant des revendications spécifiques dont il faut tenir compte : de manière explicite, comme l’ont déclaré eux-mêmes les terroristes, l’exigence que la France cesse sa politique militaire interventionniste tuant des Musulmans à l’étranger ; et, implicitement, qu’elle se mette à « écouter » les nombreuses frustrations des banlieues françaises. Ainsi que l’a affirmé Gayatri Spivak, « la résistance prenant la forme d’attentats-suicides est un message inscrit à même le corps lorsque qu’aucun autre moyen ne réussit » (2012, 385).
Tout en gardant ce contexte à l’esprit, l’une des marques de fabrique du postcolonial (de caractère diasporique, discursif et privilégié tout spécialement) est sa célébration de la moquerie, de l’ironie et de la dérision, perçues comme étant subversives et transgressives. Comme l’a écrit la critique littéraire Sneja Gunew,
[Les minorités] n’ont pas le droit à l’ironie ou à d’autres hétérogénéités de langage et se limitent simplement aux contraintes linéaires ou uni-dimensionnelles, à la nécessité de « parler clairement » ou de risquer de souffrir du fardeau de se voir traduit, relayé par un porte-parole, représenté au sens double. (1994, 94)
La question n’est peut-être alors pas de déterminer si oui ou non nous jugeons les caricatures de Charlie Hebdo offensives, puisque pour beaucoup elles le sont, mais plutôt qui parle, et pour qui. La distinction qu’utilise Spivak entre représentation politique (vertretung, « se mettre à la place de ») et re-présentation artistique (darstellung, « mettre en place ») dans son essai réputé Les subalternes peuvent-elles parler ? suggère que l’action de représenter est à la fois « procuration et portrait » (1988, 276). Alors qu’un petit groupe de terroristes armés se sont auto-désignés porte-paroles des Musulmans opprimés, Charlie a affirmé le droit de re-présenter, et de se moquer, des Musulmans, tandis que d’autres segments de la gauche (principalement blanche et laïque) cherchent maintenant à défendre ces derniers, après avoir longtemps nié l’existence de l’islamophobie en tant que catégorie valide[2]. En termes absolus, cependant, aucune représentation ne semble plus légitime qu’une autre, car en toute circonstance, les subalternes ne peuvent pas parler – c’est-à-dire que celles-ci sont privées de la possibilité de s’exprimer en leur propre nom. Ceux que Spivak appelle « impérialistes bienveillants » incluent aussi bien la gauche libérale (au sens anglo-saxon) que la gauche radicale-marxiste occidentale, dont le discours court toujours le risque de tomber dans l’essentialisme (stratégique ou non), constituant un autre exemple de « violence épistémique ». Pour Spivak, « [s]i, dans le contexte de production coloniale, les subalternes n’ont pas d’histoire et ne peuvent pas parler, la femme subalterne, elle, est davantage plongée dans l’ombre » (1988, 287). Cela a été vrai en France, qui a par exemple interdit le port de « signes religieux ostensibles » dans les écoles publiques en 2004, et la « dissimulation du visage » dans les espaces publics en 2010. Les femmes musulmanes, clairement visées bien que la loi ne le dise pas explicitement, ont été à peine consultées, sinon pas du tout.
Il n’est pas surprenant que l’auteur primé Salman Rushdie ait déclaré son soutien à Charlie Hebdo suite à une invitation à l’Université du Vermont le 14 janvier. Tout en étant « postcolonial » de par ses origines culturelles (l’Inde), Rushdie a toujours été un ardent partisan d’une remise en cause du statut quo, et connu pour sa contestation de l’islam en particulier. On a aussi accusé Rushdie de blasphème et d’avoir abusé de la liberté d’expression avec la publication des Versets Sataniques (1988), et on l’a forcé à vivre sous la menace d’une fatwa pendant de nombreuses années. Je crois que le positionnement cosmopolite privilégié de Rushdie est ce qui lui a en partie permis, avec un détachement suffisant, d’ « abuser » de ses origines indiennes comme moyen de décrire les dangers de l’anomie et de l’aliénation sociales dans une Angleterre multiculturelle, postcoloniale, à travers ses personnages Chamcha et Farishta. Cependant, alors que Rushdie a survécu à une menace de mort de l’ayatollah iranien Khomeini, d’autres, comme son traducteur japonais Hitoshi Igarashi, ont été assassinés. Des autodafés du roman ont eu lieu à travers la planète et, comme pour Charlie Hebdo, beaucoup de gens de la gauche se sont pressés d’accuser Rushdie, bien que ce dernier ait toujours affirmé que son livre n’avait, au final, pas grand chose à voir avec l’islam – et encore moins avec l’islamophobie. Ce qu’on a jugé incorrect dans le roman de Rushdie est sa lecture non-littérale (c’est-à-dire à la fois fictionnelle et fictive), ambivalente (capable d’être interprétée de deux façons) et parodique de l’islam, du Prophète et du Coran, entre le sacré et le profane, et à travers l’utilisation par Rushdie du réalisme magique.
De la même façon, on pourrait arguer que les caricatures de Mahomet venant de Charlie Hebdo constituent un détournement (au sens littéral comme au sens figuré) du signifiant religieux que représente le Prophète sur le terrain laïque, en tant qu’Être tangible faisant partie de la superstructure sociale et de la sphère idéologique, plutôt que/tout en étant simultanément un artefact figé symbole de la « différence tiers-monde ». Pour Chandra Mohanty, c’est ainsi que la différence tiers monde se lit et est lue aux yeux de l’Occident : « religieux (comprendre réactionnaires), orientés vers la famille (comprendre traditionnels), mineurs légaux (comprendre ils-ne-sont-pas-encore-conscient-de-leurs-droits), illettrés (comprendre ignorants), tournés sur eux-mêmes (comprendre rétrogrades), et parfois révolutionnaires (comprendre leur-pays-est-en-état-de-guerre- ils-se-doivent-de-se-battre !) » (1991, 72). Une action de glissement (« sliding-effect ») du langage, entre le dire (discours) et le vouloir dire (intentionnalité) est à l’œuvre lorsque Charlie, en 2006, reproduit des caricatures de Mahomet provenant d’un journal danois de la droite conservatrice (l’une d’entre elles montrant le Prophète, une bombe sur la tête), ou quand, en 2011, est fait le portrait, en page une, d’un Mahomet en pleurs déclarant que « c’est dur d’être aimé par des cons… », affublé du gros titre « Mahomet débordé par les intégristes ». Le langage, comme l’a observé le théoricien de la déconstruction Jacques Derrida, est, à partir du moment même où nous nous exprimons, toujours déjà rendu «Autre », altéré : « Cette structure d’aliénation sans aliénation, cette aliénation inaliénable n’est pas seulement l’origine de notre responsabilité, elle structure le propre et la propriété de la langue » (Derrida 1998, 25).
L’herméneutique entourant les caricatures (du latin caricare, « charger, exaggérer ») révèle l’indécidabilité fondamentale du système signifiant et ouvre ainsi le sens à l’excès, à la contingence, à l’indétermination : faire le portrait de Mahomet est blasphématoire; faire le portrait de Mahomet une bombe sur la tête est raciste/islamophobe par la suggesetion que tous les Musulmans sont des terroristes; faire ainsi le portrait de Mahomet fonctionne comme moyen de dénoncer l’extrémisme religieux. Au bout du compte, ces perspectives s’invalident les unes les autres, échouant à atteindre un consensus ou l’unanimité – ce qui est le propre d’un journal satirique et polémique comme Charlie[3]. Les éditeurs de Charlie ont constamment déployé leur droit à l’ « erreur » (du latin errare, errer ou vagabonder), à la démystification, à la liberté de rire de ainsi que (quelquefois) avec. Charlie Hebdo n’a cessé de réaffirmer le droit d’avoir tort, par-delà une partie de la gauche qui a depuis longtemps désavoué le journal; par-delà les menaces terroristes, mais aussi le politiquement correct. Sur la première couverture de Charlie suite aux attentats, l’on peut voir un Mahomet en pleurs, une pancarte « Je suis Charlie » autour du cou, disant que « tout est pardonné » – là encore, un message hautement ambigu qui résiste à l’interpellation.
Le militantisme laïcard affiché de Charlie Hebdo fut lui-même parfois dogmatique, sinon problématique dans un pays où la laïcité est devenu le cheval de bataille d’organisations issues de l’extrême droite telles que Riposte Laïque, ou bien du gouvernement et de ses tentatives de suppression de la différence culturo-religieuse. Encore une fois, je ne souhaite réfuter aucune des critiques suivantes de la laïcité émanant de la gauche : que la version républicaine française de la laïcité (c’est-à-dire la séparation de l’Église et de l’État dans toutes les questions relatives au affaires publiques) est, en pratique, appliquée de manière sélective; que l’État demeure partial vis-à-vis des Catholiques, à travers le financement direct d’écoles privées catholiques par exemple; que la laïcité ne devrait s’appliquer en principe qu’aux représentants de l’État (loi de 1905), plutôt qu’à ses citoyens (Musulmans récalcitrants), comme c’est désormais le cas depuis 2004 et l’interdiction du foulard islamique (hijab) dans les écoles publiques, ou l’interdiction de la burqa (voile intégrale) dans l’espace public. Cependant, je crois que Charlie – peut-être malgré lui – a tout de même aidé à « rendre possible… un sens de l’histoire et de la production humaine, ainsi qu’un scepticisme sain vis-à-vis des diverses idoles vénérées par la culture » (Said, 1983, 290). La compréhension qu’a Said du fait laïque ou séculaire se refuse à une simplicification à l’excès consistant à présenter un sécularisme intrinsèquement progressiste, et un fait religieux rétrograde, ou vice versa. Comme il l’écrit dans son livre The Text, the World, and the Critic:
Un érudit entend la religion en termes séculaires mais passe à côté de ce qui dans l’Islam donne encore à ses adhérents une nourriture spirituelle sincère. L’autre voit l’Islam en termes religieux mais ignore largement les différences séculaires qui existent au sein de la diversité qui compose le monde islamique. (276)
On se doit de maintenir cette double articulation non-manichéenne afin que la subalternité arabo-musulmane puisse un jour tendre à l’auto-représentation, en France, mais aussi ailleurs en Europe, où la principale menace à laquelle nous faisons désormais face n’est pas l’« islam », mais le fascisme. À moins que la gauche ne se mette à se mobiliser pour faire cesser les nombreuses « guerres contre l’erreur » de ce monde, en Afghanistan, en Irak, en Libye ou au Mali, où le néo-impérialisme français est lourdement responsable de la propagation de guerres confessionnelles et du fondamentalisme islamiste, l’exclamation célèbre de Kurtz face aux monstruosités du Congo belge dans le roman (post)colonial classique,Au Coeur des Ténèbres de Joseph Conrad (« L’horreur ! L’horreur ! ») continuera de se faire la chambre d’écho d’une autre apostrophe toute néocoloniale (« La terreur ! La terreur ! »). Considérée comme étant produite par la peur de l’invisible/indicible (par opposition à l’horreur vivide d’un cadavre), la terreur peut frapper n’importe où et à tout moment, rendant à leur tour les mesures antiterroristes futiles, certes, mais pas inoffensives. L’imposition dans les écoles d’une minute de silence en mémoire des victimes des attentats de Charlie Hebdo, en même temps que la criminalisation de voix contestataires, ne va servir qu’à réprimer davantage les libertés citoyennes et à réduire le droit à la désobéissance civile – en particulier pour celles et ceux dont la voix est déjà muselée.
Pour conclure, je citerai Jacques Derrida, qui dans son « discours sur la terreur » suite au 11 septembre 2001, nous rappelle ce qui rend unique la contribution historique européenne. Loin d’être eurocentrique, Derrida, ne serait-ce que de par ses origines juives algériennes, était bien conscient du fait que les idéaux laïques des Lumières se bâtissent alors sur la dépossession systématique du colonisé, dont les répercussions se font ressentir aujourd’hui. Nous voici donc face à une aporie, ou ce que Spivak appellerait un « double bind », auquel la gauche révolutionnaire aurait tort de renoncer, au prétexte qu’une telle problématique appartient exclusivement à l’héritage libéral, au même titre que le concept abstrait de « liberté d’expression » :
Dans la longue et patiente déconstruction qui est requise pour la transformation à venir, l’expérience qu’inaugura l’Europe au temps des Lumières (Enlightenment, Aufklärung, illuminismo) dans la relation entre le politique et le théologique ou, plutôt, le religieux, bien qu’étant encore inégale, irréalisée, relative, et complexe, aura laissé dans l’espace politique européen des marques parfaitement originales en ce qui concerne la doctrine religieuse (remarquez que je ne parle pas de religion ou de foi mais de l’autorité de la doctrine religieuse sur le politique). On ne peut trouver de telles marques ni dans le monde arabe ni dans le monde musulman, ni en Extrême-Orient, ni même, et voici le point le plus sensible, dans la démocratie américaine, dans ce qui dans les faits régit non pas les principes mais la réalité prédominante de la culture politique américaine.
Photo Credit: Peinture murale, Oberkamf, 11ème arrondissement (Paris, France); Copyright © Anne Marie Ricaud
Footnotes
- « Certains membres du parti politique ISO (International Socialist Organization) de la gauche révolutionnaire américaine ont en effet débattu du fait que, « nous n’avons cependant pas besoin d’abandonner le droit de contester, et dans certaines circonstances d’aller jusqu’à s’attacher à INTERDIRE la publication de parutions racistes comme Charlie Hebdo à l’aide de moyens légaux, par le biais de l’organisation politique ou du lobbying. »
- La gauche française, jusqu’à récemment, a refusé de reconnaître la réalité de l’islamopobie, au motif douteux que l’on se doit de ne pas confondre racisme et oppression religieuse.
- Pour comprendre le rôle et le sens de la satire, je renvoie le lecteur à la récente entrevue du dessinateur américain Art Spiegelman: http://www.democracynow.org/blog/2015/1/8/cartoonists_lives_matter_art_spiegelman_responds
Works Cited
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